dimanche 17 janvier 2016

Les Mathématiques et l'expérience dans la théorie physique de Pierre Duhem



Introduction
Au tournant du XXe siècle, une réflexion épistémologique importante a lieu dans le champ de la science. En Physique tout particulièrement, l’on s’est mis à proposer de nouvelles visions sur ce que doit être une théorie. Pierre Duhem apparaît comme une figure majeure dans ce bouillonnement intellectuel. Une citation célèbre qui se trouve en son ouvrage central nous résume la conception qu’il se faisait de la théorie physique :
Une théorie physique n’est pas une explication. C’est un système de propositions mathématiques, déduites d’un petit nombre de principes, qui ont pour but de représenter aussi simplement, aussi complètement et aussi exactement que possible, un ensemble de lois expérimentales1.
En cette citation, l’on voit déjà apparaître, de manière condensée, la relation qu’entretiennent les Mathématiques et l’expérience dans la théorie physique. Nous nous proposerons, ici, de l’expliciter.

Duhem se donne quatre opérations pour fonder la théorie physique, à savoir :
  1. La définition et la mesure des grandeurs physiques ;
  2. Le choix des hypothèses ;
  3. Le développement mathématique de la théorie ;
  4. La comparaison de la théorie avec l’expérience.
En excluant le soin de détailler la deuxième opération – ce que, du reste, Duhem remettra à plus tard dans son développement –, nous tenterons de rassembler en deux parties les principaux éléments des opérations restantes. Le premier chapitre s’axera sur le rôle des Mathématiques dans la théorie physique, tandis que le second s’occupera de la place de l’expérience et de son articulation avec cette dernière2.


I. Les Mathématiques et la théorie physique


Pour Duhem, il est évident que la Physique théorique se doit d’être une Physique mathématique, c’est-à-dire qu’elle se doit d’utiliser le langage des Mathématiques. L’histoire de cette science, selon lui, l’a suffisamment prouvé. De fait, depuis le XVIIe siècle où l’on a activement mathématisé le langage de la Physique, celle-ci n’a pas cessé de produire de fantastiques avancées.
La Physique, nous dit Duhem3, ne deviendra point une science claire, précise, exempte des perpétuelles et stériles disputes dont elle avait été l’objet jusqu’alors, capable d’imposer ses doctrines au consentement universel des esprits, tant qu’elle ne parlera pas le langage des géomètres.
Les Mathématiques, en effet, présentent l’illustre avantage d’un système logique où la rigueur domine. La Physique théorique a besoin de la richesse et de la cohérence du langage mathématique, en l’empruntant, elle s’assure une certaine stabilité. Dans un premier temps, nous allons voir en quoi les Mathématiques vont servir à structurer la théorie physique et lui donner cette unité logique. Ensuite, il s’agira d’expliciter la portée du langage mathématique tel qu’on l’applique dans la théorie physique, et l’on se demandera notamment quel est son lien avec la réalité.


I.1. Les Mathématiques comme structure de la théorie


Avant de parler de la structure de la théorie physique, il faudrait bien savoir ce que cette théorie se propose d’étudier. Pratiquer la Physique, cela suggère de représenter, de classer et d’approfondir la compréhension de certains attributs ou propriétés physiques, c’est-à-dire en tant qu’ils appartiennent au monde qui nous entoure. Duhem, en se référant à Aristote, indique deux catégories qui distinguent entre eux ces attributs : la quantité et la qualité. De quelle manière, toutefois, les notions physiques, selon qu’elles appartiennent à la catégorie de la quantité ou à celle de la qualité, peuvent être représentées à l’aide des Mathématiques ?

Pour ce qui est de la quantité, il ne sera pas difficile de décrire l’attribut physique par des symboles numériques. À notre époque, explique Duhem, on appelle plus volontiers grandeur un attribut susceptible des mêmes caractéristiques que la quantité. En prenant l’exemple de la longueur, Duhem expose ces caractéristiques. D’abord, il y a l’égalité et l’inégalité. En comparant des longueurs l’on peut déduire que deux longueurs égales à une troisième sont égales entre elles. De plus, si une longueur est plus grande qu’une seconde, et que la seconde est plus grande qu’une troisième, alors la première est elle-même plus grande que la troisième. Ces deux principes sont facilement représentable à l’aide des signes mathématiques de l’égalité tel que =, et de l’inégalité tel que < et >. Ainsi, si A = B et B = C, alors A = C. De même, si A > B et B > C, alors A > C.

Mais outre ces signes, l’on peut construire une opération basique que l’on appellera addition. En mettant bout à bout nos trois longueurs, on peut en obtenir une nouvelle. Seulement pour utiliser l’addition, il faut respecter deux conditions qui sont l’associativité et la commutativité. C’est-à-dire, premièrement, que si l’on met bout à bout A et B, puis qu’on assemble cette longueur avec C, cela doit revenir à mettre bout à bout A, B et C immédiatement. Deuxièmement, changer l’ordre d’agencement des longueurs ne doit pas modifier la longueur finale. En résumé : S = A + B + C = (A + B) + C = C + B + A.

Une fois le principe de l’addition posé, l’on peut, par extension, définir la multiplication. Or ce qu’il y a d’important, c’est que c’est grâce à celle-ci que l’on pourra établir la mesure. En effet, une certaine longueur qui est égale à une même longueur un certain nombre de fois répétée pourra se mettre sous la forme : S = A × n. Et si l’on décide de prendre A comme longueur-étalon, que l’on appelle le mètre, et que le nombre n n’est pas forcément un entier naturel, il se trouve que l’on peut mesurer toutes longueurs en fonction du mètre. Ainsi, une longueur S pourra se figurer par un nombre s = a + b + c, chacun représentant une certaine longueur avec une unité bien précise – le mètre dans ce cas-ci. Par le truchement de l’étalon, nous donnons aux nombres une représentation physique, aux opérations purement abstraites nous substituons des opérations concrètes, les principes fondamentaux des Mathématiques viennent s’appliquer au réel : voilà ce qu’est la mesure en Physique.

Bien sûr, ce qui est dit des longueurs peut s’appliquer à toutes les autres grandeurs physiques comme la surface, le volume, le temps, la masse, etc. Cependant, la Physique ne s’occupe-t-elle que de quantités ? Tout ce qui n’est pas quantité est par définition qualité. Il y a des qualités qui ne sont pas susceptible d’intensité, mais c’est celles qui en sont douées qui intéresseront le physicien. En effet, l’on peut établir une analogie entre l’intensité d’une qualité et la grandeur d’une quantité. Les signes =, < et > peuvent être utilisés, mais cela ne va pas plus loin. La grande différence est qu’une qualité ne peut se décomposer en la somme de ses parties. Deux apprentis physicien ne font pas un physicien expérimenté. L’addition en tant qu’opération ne semble, dans ce cas, pas réalisable. Et la mesure également.

À la naissance de la Physique mathématique, au XVIIe siècle, l’on avait voulu intégrer dans la théorie physique seulement des quantités, puisqu’on les pensait seules susceptibles de mesure. Cela déboucha explique Duhem4, sur la tentative cartésienne de réduire toutes les qualités à des quantités : « Les qualités chassées de la Géométrie, il les faut maintenant bannir de la Physique ; pour y parvenir, il suffit de réduire la Physique aux Mathématiques, devenues la Science de la seule quantité ; c’est l’œuvre que Descartes va tenter d’accomplir. »

La théorie physique, selon Duhem, ne doit pas tenter d’expliquer la nature des choses, ainsi elle ne saurait apprécier, de manière définitive, si une propriété est quantitative ou qualitative. Dans la querelle philosophique au sujet de la quantité et de la qualité, la théorie physique de Duhem ne veut point prendre part.
En regardant une propriété comme première et élémentaire, nous n’entendrons nullement affirmer que cette qualité est, par nature, simple et indécomposable ; nous proclamerons simplement une vérité de fait ; nous déclarerons que tous nos efforts pour réduire cette qualité à d’autres ont échoué, qu’il nous a été impossible de la décomposer5.
De plus, la qualité n’est pas exempte de toute représentation par des nombres. Duhem prend l’exemple de la chaleur, et il dit que cette qualité est substituée à un symbole numérique que l’on appelle température. Cette grandeur abstraite a pour but de représenter les intensités de chaleur. Ainsi, si un corps est autant chaud qu’un autre, ils doivent avoir même température. De même, si un corps est plus chaud qu’un autre, il doit avoir une température qui lui est supérieure, etc. Mais l’information que l’on gagne, c’est en établissant une échelle thermométrique, c’est-à-dire que l’on fait en sorte de pouvoir mesurer, et non plus seulement comparer, les diverses températures. En effet, tout comme il faut un étalon pour mesurer des longueurs, un procédé intermédiaire est nécessaire quant à la mesure de la température, par exemple en mettant en jeu un fluide (comme le mercure) qui réagit à la chaleur, et à partir duquel, selon sa dilatation, on établira une échelle. En résumé, pour interpréter mathématiquement une qualité, il suffit de lui associer une grandeur abstraite (la température) à laquelle on peut lier un effet quantitatif (ex : la dilatation du mercure) qui servira d’intermédiaire à la mesure.

On peut finalement, sans bannir les qualités de la théorie physique, utiliser ce langage mathématique qui permet de construire une représentation physique des diverses grandeurs d’une quantité comme des diverses intensités d’une qualité. Et, à la différence des autres sciences, la Physique théorique utilise ce langage dès qu’elle a conçu ses notions premières, sans celui-ci, elle ne serait à même d’interpréter et de développer les concepts physiques qu’elle se propose d’étudier6.


I.2. Les Mathématiques comme traduction des phénomènes


Nous avons vu précédemment, que les Mathématiques constituaient le socle même, la structure de toutes théories physiques, puisque avant même de fonder quoique ce soit, il nous faut représenter les propriétés physiques par des nombres, par des symboles et des principes mathématiques. Maintenant, il faudrait voir précisément quelle est pour Duhem le sens, la portée de cette application des Mathématiques à la Nature.

En vérité, il n’est pas juste de parler des Mathématiques en tant que science, appliquées dans le domaine de la Physique. C’est bien plus le langage constituant les Mathématiques qui est assimilé, mais, si l’on peut dire, le dessein est laissé de coté. Pour Duhem comme pour l’ensemble des physicien, le langage des Mathématiques est indispensable au développement de la Physique. Cependant, à l’encontre de ce que disait Galilée7, il ne voit nullement dans ce langage, celui-là même que nous présente la Nature.

Chez Duhem, le développement mathématique de la théorie physique ne peut se relier aux faits concrets – c’est-à-dire les phénomènes physiques que l’on observe directement, ou les circonstances expérimentales que l’on constate – si ce n’est par le biais d’une traduction. Comme il nous le rappelle : Traduttore, traditore. S’il nous faut traduire dans le langage mathématique ce que nous révèle la Nature, c’est bien parce qu’elle ne partage pas ce même langage. Et, en effectuant cette traduction, l’on perd quelque chose du texte original, il n’y a pas de parfaite adéquation.

Par l’intermédiaire des méthodes de mesure, il possible de traduire une observation, un fait concret en un fait théorique ; à l’inverse l’on peut aussi transcrire un résultat théorique et donc mathématique en un résultat d’expérience. Le physicien, pour mener à bien son travail, est dans l’incapacité d’exploiter les faits concrets, qui lui apparaissent comme dénués de toute précision. Par exemple, la température idéale, théorique d’un corps ne correspondra jamais à la température concrète – le thermomètre fait une moyenne de la température selon un volume approximatif – du corps réel qui ne possède certainement pas les propriétés géométriques qu’on lui assigne. Ainsi, l’on pourra seulement dire à l’issue de la mesure, que la différence entre la température concrète et la température idéale (10° C par exemple) ne dépasse pas une certaine fraction de degré qui dépend de la précision expérimentale. En conséquence, puisque notre température idéale peut varier jusqu’à une certaine fraction de degré, Duhem établit que : « Une infinité de faits théoriques différents peuvent être pris pour traduction d’un même fait pratique8. » Donc l’erreur de la mesure, ce n’est pas un unique fait théorique qui correspond à un fait concret, mais un faisceau de faits théorique, ce qu’on appellerait dans le langage contemporain une incertitude. Plus la précision des mesures s’améliore, meilleur sera l’approximation de cette incertitude, mais le faisceau contiendra toujours une infinité de faits théoriques, jamais il ne pourra se réduire entièrement.

De ces considérations basiques, l’on apprend que la déduction mathématique en Physique tirera d’un faisceau de faits théoriques un faisceau de résultats théoriques. Car à chaque fait théorique, à chaque valeur fixée d’une variable, l’on pourra déduire un résultat théorique unique, comme par le biais d’une équation. Et ce faisceau de résultats théoriques, en le traduisant à l’inverse en réalisant l’expérience, il se peut qu’il nous donne : dans un cas, un unique fait pratique, et la déduction mathématique aura été utile ; dans un autre, un faisceau de faits pratiques, et la déduction mathématique est alors inutile. Pour le premier cas, cela voudra dire que le faisceau théorique se traduit en un faisceau pratique plus restreint que la sensibilité limite de la mesure peut atteindre. L’on n’obtiendra qu’une valeur par manque de précision. La déduction est utile dans le sens où elle permet ainsi de comparer la théorie à l’expérience, alors que dans le second cas cela n’est plus envisageable. Duhem résume9 : « Une déduction mathématique, issue des hypothèses sur lesquelles repose une théorie, peut donc être utile ou oiseuse selon que des conditions pratiquement données d’une expérience elle permet ou non de tirer la prévision pratiquement déterminée du résultat. »

Cependant, l’utilité ou l’inutilité d’une déduction mathématique est très relative à la précision des mesures. Il se peut, dit Duhem, qu’en perfectionnant la minutie de nos instruments, l’on arrive à resserrer le premier faisceau – c’est-à-dire lorsque l’on traduit un fait pratique en faits théoriques – et par conséquent le second, de telle manière que l’on puisse arriver à un seul résultat pratique lisible pour nos instruments. Ainsi, il semble que plus l’outillage expérimental s’améliorera en précision, plus les déductions mathématiques seront susceptibles d’utilité. Toutefois, Duhem nous alerte au sujet de notre précipitation10 :
Mais on a beau resserrer indéfiniment le premier faisceau, le rendre aussi délié que possible, on n’est pas maître de diminuer autant que l’on veut l’écartement du second faisceau ; bien que le premier faisceau soit infiniment étroit, les brins qui forment le second faisceau divergent et se séparent les uns des autres, sans que l’on puisse réduire leurs mutuels écarts au dessous d’une certaine limite.
Duhem esquissera comme exemple quelque recherche de son ami mathématicien M. J. Hadamard11. Sur certaines surfaces, lorsqu’on essaye à partir de données non plus mathématiques, précises, mais physiques, à-peu-près, de déterminer une trajectoire, la tentative se révèle impossible. Concrètement, Duhem explique que le fameux problème de la stabilité du système solaire, s’il a un sens pour les géomètres, il est probable qu’il n’en ait pas pour les astronomes, lesquels s’appuient sur des données à jamais incertaines. Il faut donc prendre garde à toutes ces déductions mathématiques, qui pour le physicien sont à jamais inutiles.

Finalement, pour Duhem, si les Mathématiques en tant que langage sont si utiles à la Physique, c’est principalement du fait de leur cohérence, de la rigueur qu’elles permettent à la théorie d’assimiler dans son développement. Elles constituent aussi l’élément central des méthodes de mesure, et font en sorte de mieux appréhender les concepts physiques. En revanche, ce langage en lui-même ne peut prétendre à l’explication de la Nature, puisque la théorie ne le fait pas. Et la traduction des phénomènes physiques qu’il opère ne peut que résulter en une foule d’approximations. Néanmoins, c’est ce langage qui rend les expériences de physique exploitables et qui sous-tend la théorie.


II. L’expérience et la théorie physique


De même que pour les Mathématiques, l’importance de l’expérience a vraiment été perçu au XVIIe siècle. Cet héritage, Duhem l’admet sans difficultés12 : « L’accord avec l’expérience est, pour une théorie physique, l’unique critérium de vérité. » Mais quelle est cette vérité ? Pour Duhem, le but de la théorie est de représenter de manière satisfaisante, c’est-à-dire avec l’approximation que nos instruments permettent, un ensemble de lois expérimentales. Une théorie est déclarée vraie si elle réussit à atteindre son but, si elle échoue elle est rejetée comme fausse.
Chez Duhem, l’expérience se trouve de préférence en aval de la théorie. Il considère plus volontiers la mesure « par le haut » dans la démarche expérimentale ; même si l’expérience peut inspirer la théorie en cours d’élaboration, on doit attendre que cette dernière soit entièrement complétée du point de vue de la logique avant de la soumettre à l’expérience.

Nous allons tout d’abord analyser la place de l’interprétation dans la démarche expérimentale, et éclaircir comment la théorie pénètre l’expérience, pour enfin étendre à la considération des lois physiques. Après quoi nous examinerons le problème de l’expérience crucial, et pourquoi Duhem affirme-t-il son impossibilité.


II.1. L’interprétation dans l’expérience


Il est banal de dire qu’il ne suffit pas de réaliser une expérience, mais qu’il faut encore pouvoir l’interpréter vis à vis d’une théorie ; sans quoi le résultat, appliqué à rien, ne vaut pas plus. Toutefois, il ne s’agit pas ici de parler de l’interprétation de l’expérience, mais bien de l’interprétation dans l’expérience. Selon Duhem, l’expérience en elle-même recouvre deux parties tout à fait distinctes : d’abord, il y a l’observation des phénomènes – et pour cela nul besoin d’être physicien –, ensuite, il y a la connaissance des nombreuses théories physiques, et l’utilisation qu’on doit en faire pour ne pas seulement constater, mais interpréter et comprendre le sens physique derrière les faits pratiques. Duhem prend à titre d’exemple le fameux physicien expérimentateur Regnault. Celui-ci, lorsqu’il observe dans un viseur une certaine surface de mercure affleurer à un certain trait, est-ce le récit de ces faits qu’il consigne dans son mémoire ? Non, à ces faits observés il substitue une relation de symboles telle que : le volume occupé par le gaz a telle valeur ; ou, la pression subie par le gaz est de tant. Et pour parvenir à cette relation, une foule de théories physiques – impliquées à divers degrés – est nécessaire. Voici comment Duhem nous résume son principe13 :
Une expérience de Physique est l’observation précise d’un groupe de phénomènes, accompagnée de l’interprétation de ces phénomènes ; cette interprétation substitue aux données concrètes réellement recueillies par l’observation des représentations abstraites et symboliques qui leur correspondent en vertu des théories que l’observateur admet.
Duhem insiste sur le fait que l’interprétation comme partie essentielle de l’expérience est caractéristique de la Physique. L’expérience qu’il appelle vulgaire ne possède point cette particularité, et il donne quelques brefs exemples d’expérience de Physiologie, laquelle n’est rien de plus qu’une constatation minutieuse.

Par ailleurs, Duhem s’oppose à son contemporain Poincaré14, pour qui le langage de la Physique est un langage technique comme un autre, et qu’il suffit de le bien connaître pour le comprendre et l’appliquer. Duhem explique que le langage technique ne se soustrait en rien aux choses concrètes. Le langage de la marine, par exemple, reste inaccessible au profane, mais pour l’initié qui reçoit un ordre, celui-ci indique effectivement une manœuvre précise à réaliser. Pour le physicien même expérimenté, le langage de la Physique demeure un langage abstrait et symbolique. Il est vrai que, de même que pour le langage technique, un énoncé théorique peut se traduire en une opération sur des objets concrets. Mais la différence est que cet énoncé peut être appliqué d’autant de manières composites que l’on veut. Une même expérience que traduit un unique fait théorique, possède une multitude de variantes possibles ; preuve en est l’abondante invention d’instruments – dont certains peuvent servir à une même tâche –, et remarquable de par sa diversité.

De ce qui précède l’on peut établir que pour un même fait théorique, une infinité de faits pratiques, c’est-à-dire de manières de réaliser concrètement et distinctement l’énoncé, peuvent correspondre. Mais Duhem ajoute aussitôt15 : « À un même fait pratique, peuvent correspondre une infinité de faits théoriques logiquement incompatibles. » Car dans un procédé expérimental précisément déterminé, la mesure que l’on fait sera immanquablement entachée d’incertitude, ce pourquoi elle nous donnera accès à un faisceau de faits théoriques (une infinité de nombres différents pour un unique symbole). Ceci nous renvoie au chapitre I.2. et nous reconnaissons que le langage abstrait et symbolique de la Physique est dû à son assimilation du langage mathématique. C’est cela même qui oblige la théorie physique à s’introduire entre la constatation des phénomènes rendus observables et le résultat final de l’expérience. Et Duhem conclut16 :
Un fait théorique unique peut donc se traduire par une infinité de faits pratiques disparates ; un fait pratique unique correspond à une infinité de faits théoriques incompatibles ; cette double constatation fait éclater aux yeux la vérité que nous voulions mettre en évidence : Entre les phénomènes réellement constatés au cours d’une expérience et le résultat de cette expérience, formulé par le physicien, s’intercale une élaboration intellectuelle très complexe qui, à un récit de faits concrets, substitue un jugement abstrait et symbolique.
La part de l’interprétation théorique dans l’expérience, nous dit Duhem, ne transparaît pas que dans le résultat de cette expérience. En effet, dans les moyens mêmes qu’on utilise, dans chaque instrument qui nous sert d’intermédiaire, il y a une implication obligée de la théorie. Duhem expose que si nous ne substituions point aux instruments concrets, une représentation schématique et abstraite, alors nous serions dans l’incapacité de les utiliser. Sans cette représentation, il n’y aurait pas de raisonnement mathématique possible, et encore moins l’adhésion avec quelque théorie physique. Duhem prend comme exemple la boussole des tangentes, mais même avec un instrument aussi simple que la loupe, une interprétation théorique est nécessaire pour comprendre ce que l’on fait. L’assemblage de symboles qui constitue la représentation schématique de l’instrument, est une simplification intellectuelle qui permet l’application des lois et formules de diverses théories physiques. La preuve en est que lorsqu’on se propose d’éliminer les causes d’erreur dans l’expérience par des corrections appropriées, c’est sur la représentation théorique et simplifiée que l’on va travailler.

Le physicien doit comparer avec précaution l’instrument réel qu’il utilise dans ses manipulations et l’instrument idéal dont il se sert dans ses raisonnements. L’instrument idéal ne sera jamais exactement le même que l’instrument concret, cependant, il est toujours possible d’améliorer l’interprétation théorique. Par exemple, le manomètre de Regnault est une suite de tubes de verre remplis d’un métal liquide appelé mercure. Mais c’est sur la représentation d’une colonne de fluide parfait que le physicien appliquera les lois de l’Hydrostatique. Bien sûr, le fluide parfait est décrit par une formule théorique relativement simple et grossière qu’il est possible de rendre plus complexe et mieux adaptée. C’est donc en corrigeant l’interprétation théorique que l’on peut du même coup corriger l’ensemble de l’expérience.

L’absence de la théorie dans la constatation vulgaire des phénomènes est, pour Duhem, la marque d’une évidence, d’une certitude plus immédiate que dans l’expérience de Physique. Mais rien de paradoxal pour autant, car ce que l’expérience de Physique perd d’immédiateté, elle le gagne en précision et en richesse grâce à cette interprétation théorique qui joue l’intermédiaire efficace. La théorie physique comme économie de la pensée permet de ne pas se perdre dans les détails que fournit, par évaluation numérique, et avec une minutie toujours accrue, la mesure.

Pour finir, Duhem affirme que ce qui se dit des expériences de Physique s’applique également aux lois physiques. La différence entre les lois de sens commun et celles de Physique, ce sera encore la présence ou non de la théorie. Une loi de sens commun est un énoncé abstrait relativement immédiat. Au contraire, une loi de Physique, si elle est un énoncé abstrait, elle est encore symbolique ; les abstractions qu’elles proposent sont laborieuses et loin d’être immédiates, elles supposent l’association d’une théorie, elles supposent une interprétation théorique – laquelle peut varier suivant les théories qu’on applique. Duhem l’exprime ainsi17 : « Une loi de Physique est une relation symbolique dont l’application à la réalité concrète exige que l’on connaisse et que l’on accepte tout un ensemble de théories. »

Parce qu’une loi de Physique est symbolique, il en résulte qu’elle ne peut être appelée ni vraie ni fausse. En effet, une loi de Physique a pour but de condenser un grand nombre d’expériences, or l’on a vu que pour chaque expérience une incertitude s’accolait inéluctablement. Le symbole pouvait figurer à la fois plusieurs nombres incompatibles, pour autant que l’on ne dépasse pas un certain seuil, ce symbole était donc approché. De même, une loi qui voudrait rendre compte de certaines expériences, pourrait, selon la précision de ces expériences, choisir diverses formules logiquement incompatibles mais parvenant à la même approximation. Une loi de Physique est donc approchée, et l’approximation satisfaisante qu’on est en droit de lui demander se fera plus sévère à mesure que l’état de nos expériences se fait plus précis. Ainsi, une loi de Physique est aussi provisoire, en ce que l’on pourra la rejeter si le degré d’approximation qu’elle nous fournit n’est plus acceptable. Cette acceptation est relative à l’époque, mais encore même à la nature du travail qu’entreprend le physicien. Duhem prend notamment l’exemple de la loi de Mariotte. Il est tout à fait possible que dans le cadre de telle recherche qui ne demande pas de grande précision, un physicien utilise une loi qu’il n’utiliserait pas à un autre moment.

La loi de Physique comparée à celle du sens commun, tout comme l’expérience de Physique comparée à l’expérience vulgaire, n’atteint pas un plus haut degré de certitude, au contraire18 : « Cette minutie dans le détail, les lois de la Physique ne la peuvent acquérir qu’en sacrifiant quelque chose de la certitude fixe et absolue des lois de sens commun. Entre la précision et la certitude il y a une sorte de compensation ; l’une ne peut croître qu’au détriment de l’autre. » Mais comme le montre Duhem, l’intérêt, la force même de la théorie physique réside dans la précision et le détail de ses prédictions, qui les rendent non pas plus sûres, mais assurément plus éclatantes.


II.2. Impossibilité de l’expérience cruciale


À l’amorce du chapitre II, nous avions mentionné l’accord de la théorie avec l’expérience. Dans ce qui précède, nous avons fait montre d’un regard introspectif de l’expérience. Il nous reste désormais à comparer les conséquences de la théorie avec les résultats de l’expérience – c’est-à-dire les lois expérimentales que la théorie se propose d’intégrer –, ce afin d’apprécier la portée de l’expérience en tant que verdict. Il s’agit de développer, nous dit Duhem19, « comment on reconnaîtra si une théorie est confirmée ou infirmée par les faits ».

Duhem, comme à son habitude, prend pour exemple la Physiologie, en nous expliquant comment le contrôle expérimental doit procéder en cette science. En Physique, en revanche, il n’en est pas de même. Le physicien, contrairement au physiologiste, est incapable d’abandonner sa théorie lorsqu’il expérimente ; le seul usage de ses instruments l’interdit. Le physicien, donc, admet tout un ensemble théorique avant d’entreprendre une quelconque expérience. Or parmi les expériences, ce sont les expériences d’épreuve qui vont nous intéresser. Si le physicien révoque en doute telle loi de Physique, alors il déduira une conséquence logique de la proposition mise en cause, conséquence qu’il vérifiera par expérience. Si la conséquence ne survient point, alors la proposition est déclarée fausse. Mais Duhem nous met aussitôt en garde, cette méthode de démonstration par l’absurde n’est pas si facilement applicable en Physique. En effet, ce que teste l’expérience n’est pas une proposition isolée, mais tout un échafaudage théorique. Partant, si telle conséquence n’est pas advenue, ce n’est pas forcément à cause de la proposition incriminée, mais il se peut bien que l’erreur d’interprétation provienne d’autres propositions que mettent en jeu l’usage de nos instruments. Dans ce cas, la seule indication que nous donne cette méthode, c’est qu’il réside une erreur quelque part en notre théorie. Il faudrait être absolument sûr de tout notre support théorique, mis à part une proposition, pour vouloir vérifier uniquement ladite proposition.

Pierre Duhem semble être le premier à avoir affirmé cette thèse, que l’on appelle holiste, et qui fut plus tard reprise par un certain Quine. On sait que Duhem a influencé plusieurs philosophes des sciences à sa suite, c’est le cas notamment de Popper20. Le critère de falsification fait beaucoup penser à ce que dit Duhem de la théorie physique, le fait que ses lois soient approchées et provisoires, que l’expérience seule peut mettre en doute la théorie. Cependant, Duhem rejette radicalement une logique de l’expérience qui serait une simple méthode hypothético-déductive21. Pour reprendre le langage de Popper, l’expérience selon Duhem ne falsifie pas une hypothèse isolée, mais tout le système théorique mis en jeu. Cela découle de sa conception de l’expérience, qui pour une part essentielle se compose de l’interprétation théorique. En conséquence, Duhem nie toute possibilité d’expérience cruciale, c’est-à-dire d’une expérience qui nous permettrait de choisir définitivement entre deux hypothèses logiquement adverses. Il va jusqu’à prendre pour exemple la plus fameuse expérience cruciale, ou prétendue telle, à savoir l’expérience de Foucault ; expérience selon laquelle, si la lumière se propage moins vite dans l’eau que dans l’air, l’hypothèse émissionniste est réfutée, et la nature de la lumière est ondulatoire. Mais Duhem s’empresse de dire que ce n’est pas l’hypothèse, mais le système de l’émission qui est mis à mal.
En résumé, le physicien ne peut jamais soumettre au contrôle de l’expérience une hypothèse isolée, mais seulement tout un ensemble d’hypothèses ; lorsque l’expérience est en désaccord avec ses prévisions, elle lui apprend que l’une au moins des hypothèses qui constituent cet ensemble est inacceptable et doit être modifiée ; mais elle ne lui désigne pas celle qui doit être changée22.
Le physicien, nous dit Duhem, est semblable au médecin qui pour soigner son patient, doit l’examiner sans jamais pouvoir le réduire à un organe. Pareillement, il va chercher le vice en sa théorie physique sans jamais la décomposer comme un assemblage artificiel.

L’expérience cruciale est donc pratiquement impossible, puisque l’on ne peut tester chaque hypothèse indépendamment des autres, ni se retrouver avec une proposition qui, seule, serait douteuse. Qu’à cela ne tienne, en admettant qu’il n’y ait que deux hypothèses contraires en jeu dans l’expérience, Duhem montre une impossibilité encore plus forte. Effectivement, si en Mathématiques ou en Logique, la démonstration par l’absurde est aussi efficace, c’est parce que l’on ne doute pas de l’irréductibilité logique entre deux propositions A et B. Si l’on admet A, et qu’on en déduit une contradiction, alors l’on ne peut que se reporter sur B. Est-ce bien le cas en Physique, demande Duhem ? Assurément pas, répond-t-il. Si la nature de la lumière ne peut être corpusculaire, s’ensuit-il logiquement qu’elle est ondulatoire, ne peut-on imaginer quelque autre nature ? Poser la question, c’est en effet y répondre : on pourra toujours en Physique imaginer une nouvelle hypothèse, car il n’y a pas de logique irréductible qui s’applique.

Finalement, le verdict de l’expérience ne se porte qu’au regard de l’ensemble de l’édifice théorique. La comparaison de l’expérience à la théorie permet à cette dernière de s’affiner, en modifiant tout ce qui ne va pas, en aplanissant les pierres d’achoppement, ou à défaut, de laisser la place à une nouvelle théorie qui possède une meilleure cohérence.
Conclusion
Dans l’introduction, à propos de notre première citation de Duhem, nous avions dit qu’on y voyait déjà la présence persistante des Mathématiques et de l’expérience, aussi bien que lien fort qui les unit dans la théorie physique telle que la conçoit Duhem. Nous avons vu, en effet, comment les Mathématiques sont vraiment constitutives de la Physique théorique, plus qu’aucune autre science. Si les Mathématiques sont utiles en Chimie, en Biologie, et à peu près partout dans les sciences, il n’y a qu’en Physique où l’on ne peut pas se passer d’elles afin de concevoir les propres concepts qui fondent cette science : les propriétés physiques élémentaires telles que l’espace, le temps, la masse, etc. Sans le langage que la Physique emprunte aux Mathématiques, l’on ne pourrait plus parler de théorie physique. Tout ce qui forme la structure de la théorie, les signes, symboles, et autres entités mathématiques sont si bien intégrés au domaine de la Physique que leur nature n’est peut-être plus la même. Une équation physique, selon Duhem, qui serait en tout point semblable à une équation mathématique, ne prétend pas à la réalité, elle ne se pique pas d’expliquer la Nature, mais tente d’approcher un ensemble de phénomènes au degré satisfaisant la théorie.

Cette traduction de la réalité, bien que fatalement incomplète, est réalisée par l’expérience, dont les procédés de mesure sont la clef. Par la mesure, l’expérience et la théorie se compénètre, en ce que : l’amélioration de l’interprétation théorique des instruments donne plus de minutie à l’expérience, et la précision toujours plus grande des expériences confrontées aux théories, les oblige à se corriger et à se développer sans cesse. Cependant, dans cette confrontation avec l’expérience, c’est tout le système théorique qu’il nous faut considérer, non chacune de ses hypothèses prises isolément. Ainsi, il est impossible de réfuter une hypothèse sous prétexte d’une expérience cruciale, et, pour Duhem – mais cela dépasse le cadre de ce travail – c’est au déroulement historique et à ce qu’il appelle le bon sens de faire le tri parmi les hypothèses.

Pour la Vérité !
Lars Sempiter.


1. P. DUHEM : La Théorie physique (1906), p. 26.

2. Il s’agira pour nous de tracer une brève esquisse du chapitre I au début du chapitre VI de la seconde partie de La Théorie physique de Pierre Duhem, p. 171-312.

3. P. DUHEM : La Théorie physique (1906), p. 172.

4. P. DUHEM : La Théorie physique (1906), p. 183.

5. P. DUHEM : La Théorie physique (1906), p. 201. Duhem compare aussi sa méthode à celle de la chimie moderne, pour qui le corps simple est celui qu’elle n’a pu décomposer, sans prétendre à la découverte d’une limite métaphysique, p. 206.

6. Cf. Cours PHSF ch. 6, LÉVY-LEBLOND : « La nature prise à la lettre », 1998.

7. Cf. Cours PHSF ch. 6, GALILEI et CHAUVIRÉ : « L’essayeur de Galilée », 1980. Dans un registre similaire, cf. Cours PHSF ch. 2, OMNÈS : « Converging realities, toward a common philosophy of physics and mathematics », 2005.

8. P. DUHEM : La Théorie physique (1906), p. 217.

9. P. DUHEM : La Théorie physique (1906), p. 221.

10. P. DUHEM : La Théorie physique (1906), p. 224.

11. P. DUHEM : La Théorie physique (1906), p. 225.

12. P. DUHEM : La Théorie physique (1906), p. 28.

13. P. DUHEM : La Théorie physique (1906), p. 238.

14. Celui-ci a écrit : « Le fait scientifique n’est que le fait brut énoncé dans un langage commode. » Cf. P. DUHEM : La Théorie physique (1906), p. 242.

15. P. DUHEM : La Théorie physique (1906), p. 246.

16. P. DUHEM : La Théorie physique (1906), p. 247.

17. P. DUHEM : La Théorie physique (1906), p. 274.

18. P. DUHEM : La Théorie physique (1906), p. 292.

19. P. DUHEM : La Théorie physique (1906), p. 295.

20. Cf. Cours PHSF ch. 2, La vérité et l’explication, POPPER : « La connaissance objective », 1998.

21. Cf. Cours PHSF ch. 2, La vérité et l’explication.

22. P. DUHEM : La Théorie physique (1906), p. 307.

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