Introduction
Au tournant du XXe siècle, une
réflexion épistémologique importante a lieu dans le champ de la
science. En Physique tout particulièrement, l’on s’est mis à
proposer de nouvelles visions sur ce que doit être une théorie.
Pierre Duhem apparaît comme une figure majeure dans ce
bouillonnement intellectuel. Une citation célèbre qui se trouve en
son ouvrage central nous résume la conception qu’il se faisait de
la théorie physique :
Une théorie physique n’est
pas une explication. C’est un système de propositions
mathématiques, déduites d’un petit nombre de principes, qui ont
pour but de représenter aussi simplement, aussi complètement et
aussi exactement que possible, un ensemble de lois expérimentales1.
En cette citation, l’on voit déjà
apparaître, de manière condensée, la relation qu’entretiennent
les Mathématiques et l’expérience dans la théorie physique. Nous
nous proposerons, ici, de l’expliciter.
Duhem se donne quatre
opérations pour fonder la théorie physique, à savoir :
- La définition et la mesure des grandeurs physiques ;
- Le choix des hypothèses ;
- Le développement mathématique de la théorie ;
- La comparaison de la théorie avec l’expérience.
En excluant le soin de détailler la
deuxième opération – ce que, du reste, Duhem remettra à plus
tard dans son développement –, nous tenterons de rassembler en
deux parties les principaux éléments des opérations restantes. Le
premier chapitre s’axera sur le rôle des Mathématiques dans la
théorie physique, tandis que le second s’occupera de la place de
l’expérience et de son articulation avec cette dernière2.
I. Les Mathématiques et la théorie physique
Pour Duhem, il est évident que la
Physique théorique se doit d’être une Physique mathématique,
c’est-à-dire qu’elle se doit d’utiliser le langage des
Mathématiques. L’histoire de cette science, selon lui, l’a
suffisamment prouvé. De fait, depuis le XVIIe siècle où l’on a
activement mathématisé le langage de la Physique, celle-ci n’a
pas cessé de produire de fantastiques avancées.
La Physique, nous dit
Duhem3,
ne deviendra point une science claire, précise, exempte des
perpétuelles et stériles disputes dont elle avait été l’objet
jusqu’alors, capable d’imposer ses doctrines au consentement
universel des esprits, tant qu’elle ne parlera pas le langage des
géomètres.
Les Mathématiques, en effet,
présentent l’illustre avantage d’un système logique où la
rigueur domine. La Physique théorique a besoin de la richesse et de
la cohérence du langage mathématique, en l’empruntant, elle
s’assure une certaine stabilité. Dans un premier temps, nous
allons voir en quoi les Mathématiques vont servir à structurer la
théorie physique et lui donner cette unité logique. Ensuite, il
s’agira d’expliciter la portée du langage mathématique tel
qu’on l’applique dans la théorie physique, et l’on se
demandera notamment quel est son lien avec la réalité.
I.1. Les Mathématiques comme structure de la théorie
Avant de parler de la structure de la
théorie physique, il faudrait bien savoir ce que cette théorie se
propose d’étudier. Pratiquer la Physique, cela suggère de
représenter, de classer et d’approfondir la compréhension de
certains attributs ou propriétés physiques, c’est-à-dire en tant
qu’ils appartiennent au monde qui nous entoure. Duhem, en se
référant à Aristote, indique deux catégories qui distinguent
entre eux ces attributs : la quantité et la qualité. De quelle
manière, toutefois, les notions physiques, selon qu’elles
appartiennent à la catégorie de la quantité ou à celle de la
qualité, peuvent être représentées à l’aide des
Mathématiques ?
Pour ce qui est de la quantité, il
ne sera pas difficile de décrire l’attribut physique par des
symboles numériques. À notre époque, explique Duhem, on appelle
plus volontiers grandeur un attribut susceptible des
mêmes caractéristiques que la quantité. En prenant l’exemple de
la longueur, Duhem expose ces caractéristiques. D’abord, il y a
l’égalité et l’inégalité. En comparant des longueurs l’on
peut déduire que deux longueurs égales à une troisième sont
égales entre elles. De plus, si une longueur est plus grande qu’une
seconde, et que la seconde est plus grande qu’une troisième, alors
la première est elle-même plus grande que la troisième. Ces deux
principes sont facilement représentable à l’aide des signes
mathématiques de l’égalité tel que =, et de l’inégalité tel
que < et >. Ainsi, si A = B et B = C, alors A = C. De même, si
A > B et B > C, alors A > C.
Mais outre ces signes, l’on peut
construire une opération basique que l’on appellera addition. En
mettant bout à bout nos trois longueurs, on peut en obtenir une
nouvelle. Seulement pour utiliser l’addition, il faut respecter
deux conditions qui sont l’associativité et la commutativité.
C’est-à-dire, premièrement, que si l’on met bout à bout A et
B, puis qu’on assemble cette longueur avec C, cela doit revenir à
mettre bout à bout A, B et C immédiatement. Deuxièmement, changer
l’ordre d’agencement des longueurs ne doit pas modifier la
longueur finale. En résumé : S = A + B + C = (A + B) + C = C +
B + A.
Une fois le principe de l’addition
posé, l’on peut, par extension, définir la multiplication. Or ce
qu’il y a d’important, c’est que c’est grâce à celle-ci que
l’on pourra établir la mesure. En effet, une certaine longueur qui
est égale à une même longueur un certain nombre de fois répétée
pourra se mettre sous la forme : S = A × n. Et si l’on décide
de prendre A comme longueur-étalon, que l’on appelle le mètre,
et que le nombre n n’est pas forcément un entier naturel, il se
trouve que l’on peut mesurer toutes longueurs en fonction du mètre.
Ainsi, une longueur S pourra se figurer par un nombre s = a + b + c,
chacun représentant une certaine longueur avec une unité bien
précise – le mètre dans ce cas-ci. Par le truchement de l’étalon,
nous donnons aux nombres une représentation physique, aux opérations
purement abstraites nous substituons des opérations concrètes, les
principes fondamentaux des Mathématiques viennent s’appliquer au
réel : voilà ce qu’est la mesure en Physique.
Bien sûr, ce qui est dit des
longueurs peut s’appliquer à toutes les autres grandeurs physiques
comme la surface, le volume, le temps, la masse, etc. Cependant, la
Physique ne s’occupe-t-elle que de quantités ? Tout ce qui
n’est pas quantité est par définition qualité. Il y a des
qualités qui ne sont pas susceptible d’intensité, mais c’est
celles qui en sont douées qui intéresseront le physicien. En effet,
l’on peut établir une analogie entre l’intensité d’une
qualité et la grandeur d’une quantité. Les signes =, < et >
peuvent être utilisés, mais cela ne va pas plus loin. La grande
différence est qu’une qualité ne peut se décomposer en la somme
de ses parties. Deux apprentis physicien ne font pas un physicien
expérimenté. L’addition en tant qu’opération ne semble, dans
ce cas, pas réalisable. Et la mesure également.
À la naissance de la Physique
mathématique, au XVIIe siècle, l’on avait voulu intégrer dans la
théorie physique seulement des quantités, puisqu’on les pensait
seules susceptibles de mesure. Cela déboucha explique Duhem4,
sur la tentative cartésienne de réduire toutes les qualités à des
quantités : « Les qualités chassées de la Géométrie,
il les faut maintenant bannir de la Physique ; pour y parvenir,
il suffit de réduire la Physique aux Mathématiques, devenues la
Science de la seule quantité ; c’est l’œuvre que Descartes
va tenter d’accomplir. »
La théorie physique, selon Duhem, ne
doit pas tenter d’expliquer la nature des choses, ainsi elle ne
saurait apprécier, de manière définitive, si une propriété est
quantitative ou qualitative. Dans la querelle philosophique au sujet
de la quantité et de la qualité, la théorie physique de Duhem ne
veut point prendre part.
En regardant une propriété
comme première et élémentaire, nous n’entendrons nullement
affirmer que cette qualité est, par nature, simple et
indécomposable ; nous proclamerons simplement une vérité de
fait ; nous déclarerons que tous nos efforts pour réduire
cette qualité à d’autres ont échoué, qu’il nous a été
impossible de la décomposer5.
De plus, la qualité n’est pas
exempte de toute représentation par des nombres. Duhem prend
l’exemple de la chaleur, et il dit que cette qualité est
substituée à un symbole numérique que l’on appelle température.
Cette grandeur abstraite a pour but de représenter les intensités
de chaleur. Ainsi, si un corps est autant chaud qu’un autre, ils
doivent avoir même température. De même, si un corps est plus
chaud qu’un autre, il doit avoir une température qui lui est
supérieure, etc. Mais l’information que l’on gagne, c’est en
établissant une échelle thermométrique, c’est-à-dire
que l’on fait en sorte de pouvoir mesurer, et non plus seulement
comparer, les diverses températures. En effet, tout comme il faut un
étalon pour mesurer des longueurs, un procédé intermédiaire est
nécessaire quant à la mesure de la température, par exemple en
mettant en jeu un fluide (comme le mercure) qui réagit à la
chaleur, et à partir duquel, selon sa dilatation, on établira une
échelle. En résumé, pour interpréter mathématiquement une
qualité, il suffit de lui associer une grandeur abstraite (la
température) à laquelle on peut lier un effet quantitatif (ex :
la dilatation du mercure) qui servira d’intermédiaire à la
mesure.
On peut finalement, sans bannir les
qualités de la théorie physique, utiliser ce langage mathématique
qui permet de construire une représentation physique des diverses
grandeurs d’une quantité comme des diverses intensités d’une
qualité. Et, à la différence des autres sciences, la Physique
théorique utilise ce langage dès qu’elle a conçu ses notions
premières, sans celui-ci, elle ne serait à même d’interpréter
et de développer les concepts physiques qu’elle se propose
d’étudier6.
I.2. Les Mathématiques comme traduction des phénomènes
Nous avons vu précédemment, que les
Mathématiques constituaient le socle même, la structure de toutes
théories physiques, puisque avant même de fonder quoique ce soit,
il nous faut représenter les propriétés physiques par des nombres,
par des symboles et des principes mathématiques. Maintenant, il
faudrait voir précisément quelle est pour Duhem le sens, la portée
de cette application des Mathématiques à la Nature.
En vérité, il n’est pas juste de
parler des Mathématiques en tant que science, appliquées dans le
domaine de la Physique. C’est bien plus le langage constituant les
Mathématiques qui est assimilé, mais, si l’on peut dire, le
dessein est laissé de coté. Pour Duhem comme pour l’ensemble des
physicien, le langage des Mathématiques est indispensable au
développement de la Physique. Cependant, à l’encontre de ce que
disait Galilée7,
il ne voit nullement dans ce langage, celui-là même que nous
présente la Nature.
Chez Duhem, le développement
mathématique de la théorie physique ne peut se relier aux faits
concrets – c’est-à-dire les phénomènes physiques que l’on
observe directement, ou les circonstances expérimentales que l’on
constate – si ce n’est par le biais d’une traduction. Comme il
nous le rappelle : Traduttore, traditore. S’il
nous faut traduire dans le langage mathématique ce que nous révèle
la Nature, c’est bien parce qu’elle ne partage pas ce même
langage. Et, en effectuant cette traduction, l’on perd quelque
chose du texte original, il n’y a pas de parfaite adéquation.
Par l’intermédiaire des méthodes
de mesure, il possible de traduire une observation, un fait concret
en un fait théorique ; à l’inverse l’on peut aussi
transcrire un résultat théorique et donc mathématique en un
résultat d’expérience. Le physicien, pour mener à bien son
travail, est dans l’incapacité d’exploiter les faits concrets,
qui lui apparaissent comme dénués de toute précision. Par exemple,
la température idéale, théorique d’un corps ne correspondra
jamais à la température concrète – le thermomètre fait une
moyenne de la température selon un volume approximatif – du corps
réel qui ne possède certainement pas les propriétés géométriques
qu’on lui assigne. Ainsi, l’on pourra seulement dire à l’issue
de la mesure, que la différence entre la température concrète et
la température idéale (10° C par exemple) ne dépasse pas une
certaine fraction de degré qui dépend de la précision
expérimentale. En conséquence, puisque notre température idéale
peut varier jusqu’à une certaine fraction de degré, Duhem établit
que : « Une infinité de faits théoriques différents
peuvent être pris pour traduction d’un même fait pratique8. »
Donc l’erreur de la mesure, ce n’est pas un unique fait théorique
qui correspond à un fait concret, mais un faisceau de faits
théorique, ce qu’on appellerait dans le langage contemporain une
incertitude. Plus la précision des mesures s’améliore,
meilleur sera l’approximation de cette incertitude, mais le
faisceau contiendra toujours une infinité de faits théoriques,
jamais il ne pourra se réduire entièrement.
De ces considérations basiques, l’on
apprend que la déduction mathématique en Physique tirera d’un
faisceau de faits théoriques un faisceau de résultats théoriques.
Car à chaque fait théorique, à chaque valeur fixée d’une
variable, l’on pourra déduire un résultat théorique unique,
comme par le biais d’une équation. Et ce faisceau de résultats
théoriques, en le traduisant à l’inverse en réalisant
l’expérience, il se peut qu’il nous donne : dans un cas, un
unique fait pratique, et la déduction mathématique aura été
utile ; dans un autre, un faisceau de faits pratiques, et la
déduction mathématique est alors inutile. Pour le premier cas, cela
voudra dire que le faisceau théorique se traduit en un faisceau
pratique plus restreint que la sensibilité limite de la mesure peut
atteindre. L’on n’obtiendra qu’une valeur par manque de
précision. La déduction est utile dans le sens où elle permet
ainsi de comparer la théorie à l’expérience, alors que dans le
second cas cela n’est plus envisageable. Duhem résume9 :
« Une déduction mathématique, issue des hypothèses sur
lesquelles repose une théorie, peut donc être utile ou oiseuse
selon que des conditions pratiquement données d’une
expérience elle permet ou non de tirer la prévision pratiquement
déterminée du résultat. »
Cependant, l’utilité ou
l’inutilité d’une déduction mathématique est très relative à
la précision des mesures. Il se peut, dit Duhem, qu’en
perfectionnant la minutie de nos instruments, l’on arrive à
resserrer le premier faisceau – c’est-à-dire lorsque l’on
traduit un fait pratique en faits théoriques – et par conséquent
le second, de telle manière que l’on puisse arriver à un seul
résultat pratique lisible pour nos instruments. Ainsi, il semble que
plus l’outillage expérimental s’améliorera en précision, plus
les déductions mathématiques seront susceptibles d’utilité.
Toutefois, Duhem nous alerte au sujet de notre précipitation10 :
Mais on a beau resserrer
indéfiniment le premier faisceau, le rendre aussi délié que
possible, on n’est pas maître de diminuer autant que l’on veut
l’écartement du second faisceau ; bien que le premier
faisceau soit infiniment étroit, les brins qui forment le second
faisceau divergent et se séparent les uns des autres, sans que l’on
puisse réduire leurs mutuels écarts au dessous d’une certaine
limite.
Duhem esquissera comme exemple
quelque recherche de son ami mathématicien M. J. Hadamard11.
Sur certaines surfaces, lorsqu’on essaye à partir de données non
plus mathématiques, précises, mais physiques, à-peu-près, de
déterminer une trajectoire, la tentative se révèle impossible.
Concrètement, Duhem explique que le fameux problème de la stabilité
du système solaire, s’il a un sens pour les géomètres, il est
probable qu’il n’en ait pas pour les astronomes, lesquels
s’appuient sur des données à jamais incertaines. Il faut donc
prendre garde à toutes ces déductions mathématiques, qui pour le
physicien sont à jamais inutiles.
Finalement, pour Duhem, si les
Mathématiques en tant que langage sont si utiles à la Physique,
c’est principalement du fait de leur cohérence, de la rigueur
qu’elles permettent à la théorie d’assimiler dans son
développement. Elles constituent aussi l’élément central des
méthodes de mesure, et font en sorte de mieux appréhender les
concepts physiques. En revanche, ce langage en lui-même ne peut
prétendre à l’explication de la Nature, puisque la théorie ne le
fait pas. Et la traduction des phénomènes physiques qu’il opère
ne peut que résulter en une foule d’approximations. Néanmoins,
c’est ce langage qui rend les expériences de physique exploitables
et qui sous-tend la théorie.
II. L’expérience et la théorie physique
De même que pour les Mathématiques,
l’importance de l’expérience a vraiment été perçu au XVIIe
siècle. Cet héritage, Duhem l’admet sans difficultés12 :
« L’accord avec l’expérience est, pour une théorie
physique, l’unique critérium de vérité. » Mais quelle est
cette vérité ? Pour Duhem, le but de la théorie est de
représenter de manière satisfaisante, c’est-à-dire avec
l’approximation que nos instruments permettent, un ensemble de lois
expérimentales. Une théorie est déclarée vraie si elle réussit à
atteindre son but, si elle échoue elle est rejetée comme fausse.
Chez Duhem, l’expérience se trouve
de préférence en aval de la théorie. Il considère plus volontiers
la mesure « par le haut » dans la démarche
expérimentale ; même si l’expérience peut inspirer la
théorie en cours d’élaboration, on doit attendre que cette
dernière soit entièrement complétée du point de vue de la logique
avant de la soumettre à l’expérience.
Nous allons tout d’abord analyser
la place de l’interprétation dans la démarche expérimentale, et
éclaircir comment la théorie pénètre l’expérience, pour enfin
étendre à la considération des lois physiques. Après quoi nous
examinerons le problème de l’expérience crucial, et pourquoi
Duhem affirme-t-il son impossibilité.
II.1. L’interprétation dans l’expérience
Il est banal de dire qu’il ne
suffit pas de réaliser une expérience, mais qu’il faut encore
pouvoir l’interpréter vis à vis d’une théorie ; sans quoi
le résultat, appliqué à rien, ne vaut pas plus. Toutefois, il ne
s’agit pas ici de parler de l’interprétation de
l’expérience, mais bien de l’interprétation dans
l’expérience. Selon Duhem, l’expérience en elle-même recouvre
deux parties tout à fait distinctes : d’abord, il y a
l’observation des phénomènes – et pour cela nul besoin d’être
physicien –, ensuite, il y a la connaissance des nombreuses
théories physiques, et l’utilisation qu’on doit en faire pour ne
pas seulement constater, mais interpréter et comprendre le sens
physique derrière les faits pratiques. Duhem prend à titre
d’exemple le fameux physicien expérimentateur Regnault. Celui-ci,
lorsqu’il observe dans un viseur une certaine surface de mercure
affleurer à un certain trait, est-ce le récit de ces faits qu’il
consigne dans son mémoire ? Non, à ces faits observés il
substitue une relation de symboles telle que : le volume occupé
par le gaz a telle valeur ; ou, la pression subie par le gaz est
de tant. Et pour parvenir à cette relation, une foule de théories
physiques – impliquées à divers degrés – est nécessaire.
Voici comment Duhem nous résume son principe13 :
Une expérience de Physique
est l’observation précise d’un groupe de phénomènes,
accompagnée de l’interprétation de ces phénomènes ;
cette interprétation substitue aux données concrètes réellement
recueillies par l’observation des représentations abstraites et
symboliques qui leur correspondent en vertu des théories que
l’observateur admet.
Duhem insiste sur le fait que
l’interprétation comme partie essentielle de l’expérience est
caractéristique de la Physique. L’expérience qu’il appelle
vulgaire ne possède point cette particularité, et il donne quelques
brefs exemples d’expérience de Physiologie, laquelle n’est rien
de plus qu’une constatation minutieuse.
Par ailleurs, Duhem s’oppose à son
contemporain Poincaré14,
pour qui le langage de la Physique est un langage technique comme un
autre, et qu’il suffit de le bien connaître pour le comprendre et
l’appliquer. Duhem explique que le langage technique ne se
soustrait en rien aux choses concrètes. Le langage de la marine, par
exemple, reste inaccessible au profane, mais pour l’initié qui
reçoit un ordre, celui-ci indique effectivement une manœuvre
précise à réaliser. Pour le physicien même expérimenté, le
langage de la Physique demeure un langage abstrait et symbolique. Il
est vrai que, de même que pour le langage technique, un énoncé
théorique peut se traduire en une opération sur des objets
concrets. Mais la différence est que cet énoncé peut être
appliqué d’autant de manières composites que l’on veut. Une
même expérience que traduit un unique fait théorique, possède une
multitude de variantes possibles ; preuve en est l’abondante
invention d’instruments – dont certains peuvent servir à une
même tâche –, et remarquable de par sa diversité.
De ce qui précède l’on peut
établir que pour un même fait théorique, une infinité de faits
pratiques, c’est-à-dire de manières de réaliser concrètement et
distinctement l’énoncé, peuvent correspondre. Mais Duhem ajoute
aussitôt15 :
« À un même fait pratique, peuvent correspondre une infinité
de faits théoriques logiquement incompatibles. » Car dans un
procédé expérimental précisément déterminé, la mesure que l’on
fait sera immanquablement entachée d’incertitude, ce pourquoi elle
nous donnera accès à un faisceau de faits théoriques (une infinité
de nombres différents pour un unique symbole). Ceci nous renvoie au
chapitre I.2. et nous reconnaissons que le langage abstrait et
symbolique de la Physique est dû à son assimilation du langage
mathématique. C’est cela même qui oblige la théorie physique à
s’introduire entre la constatation des phénomènes rendus
observables et le résultat final de l’expérience. Et Duhem
conclut16 :
Un fait théorique unique
peut donc se traduire par une infinité de faits pratiques
disparates ; un fait pratique unique correspond à une infinité
de faits théoriques incompatibles ; cette double constatation
fait éclater aux yeux la vérité que nous voulions mettre en
évidence : Entre les phénomènes réellement constatés au
cours d’une expérience et le résultat de cette expérience,
formulé par le physicien, s’intercale une élaboration
intellectuelle très complexe qui, à un récit de faits concrets,
substitue un jugement abstrait et symbolique.
La part de l’interprétation
théorique dans l’expérience, nous dit Duhem, ne transparaît pas
que dans le résultat de cette expérience. En effet, dans les moyens
mêmes qu’on utilise, dans chaque instrument qui nous sert
d’intermédiaire, il y a une implication obligée de la théorie.
Duhem expose que si nous ne substituions point aux instruments
concrets, une représentation schématique et abstraite, alors nous
serions dans l’incapacité de les utiliser. Sans cette
représentation, il n’y aurait pas de raisonnement mathématique
possible, et encore moins l’adhésion avec quelque théorie
physique. Duhem prend comme exemple la boussole des tangentes,
mais même avec un instrument aussi simple que la loupe, une
interprétation théorique est nécessaire pour comprendre ce que
l’on fait. L’assemblage de symboles qui constitue la
représentation schématique de l’instrument, est une
simplification intellectuelle qui permet l’application des lois et
formules de diverses théories physiques. La preuve en est que
lorsqu’on se propose d’éliminer les causes d’erreur dans
l’expérience par des corrections appropriées, c’est sur la
représentation théorique et simplifiée que l’on va travailler.
Le physicien doit comparer avec précaution l’instrument réel
qu’il utilise dans ses manipulations et l’instrument idéal dont
il se sert dans ses raisonnements. L’instrument idéal ne sera
jamais exactement le même que l’instrument concret, cependant, il
est toujours possible d’améliorer l’interprétation théorique.
Par exemple, le manomètre de Regnault est une suite de tubes de
verre remplis d’un métal liquide appelé mercure. Mais c’est sur
la représentation d’une colonne de fluide parfait que le physicien
appliquera les lois de l’Hydrostatique. Bien sûr, le fluide
parfait est décrit par une formule théorique relativement simple et
grossière qu’il est possible de rendre plus complexe et mieux
adaptée. C’est donc en corrigeant l’interprétation théorique
que l’on peut du même coup corriger l’ensemble de l’expérience.
L’absence de la théorie dans la
constatation vulgaire des phénomènes est, pour Duhem, la marque
d’une évidence, d’une certitude plus immédiate que dans
l’expérience de Physique. Mais rien de paradoxal pour autant, car
ce que l’expérience de Physique perd d’immédiateté, elle le
gagne en précision et en richesse grâce à cette interprétation
théorique qui joue l’intermédiaire efficace. La théorie physique
comme économie de la pensée permet de ne pas se perdre dans les
détails que fournit, par évaluation numérique, et avec une minutie
toujours accrue, la mesure.
Pour finir, Duhem affirme que ce qui
se dit des expériences de Physique s’applique également aux lois
physiques. La différence entre les lois de sens commun et celles de
Physique, ce sera encore la présence ou non de la théorie. Une loi
de sens commun est un énoncé abstrait relativement immédiat. Au
contraire, une loi de Physique, si elle est un énoncé abstrait,
elle est encore symbolique ; les abstractions qu’elles
proposent sont laborieuses et loin d’être immédiates, elles
supposent l’association d’une théorie, elles supposent une
interprétation théorique – laquelle peut varier suivant les
théories qu’on applique. Duhem l’exprime ainsi17 :
« Une loi de Physique est une relation symbolique dont
l’application à la réalité concrète exige que l’on connaisse
et que l’on accepte tout un ensemble de théories. »
Parce qu’une loi de Physique est
symbolique, il en résulte qu’elle ne peut être appelée ni vraie
ni fausse. En effet, une loi de Physique a pour but de condenser un
grand nombre d’expériences, or l’on a vu que pour chaque
expérience une incertitude s’accolait inéluctablement. Le symbole
pouvait figurer à la fois plusieurs nombres incompatibles, pour
autant que l’on ne dépasse pas un certain seuil, ce symbole était
donc approché. De même, une loi qui voudrait rendre compte de
certaines expériences, pourrait, selon la précision de ces
expériences, choisir diverses formules logiquement incompatibles
mais parvenant à la même approximation. Une loi de Physique est
donc approchée, et l’approximation satisfaisante qu’on est en
droit de lui demander se fera plus sévère à mesure que l’état
de nos expériences se fait plus précis. Ainsi, une loi de Physique
est aussi provisoire, en ce que l’on pourra la rejeter si le degré
d’approximation qu’elle nous fournit n’est plus acceptable.
Cette acceptation est relative à l’époque, mais encore même à
la nature du travail qu’entreprend le physicien. Duhem prend
notamment l’exemple de la loi de Mariotte. Il est tout à fait
possible que dans le cadre de telle recherche qui ne demande pas de
grande précision, un physicien utilise une loi qu’il n’utiliserait
pas à un autre moment.
La loi de Physique comparée à celle
du sens commun, tout comme l’expérience de Physique comparée à
l’expérience vulgaire, n’atteint pas un plus haut degré de
certitude, au contraire18 :
« Cette minutie dans le détail, les lois de la Physique ne la
peuvent acquérir qu’en sacrifiant quelque chose de la certitude
fixe et absolue des lois de sens commun. Entre la précision et la
certitude il y a une sorte de compensation ; l’une ne peut
croître qu’au détriment de l’autre. » Mais comme le
montre Duhem, l’intérêt, la force même de la théorie physique
réside dans la précision et le détail de ses prédictions, qui les
rendent non pas plus sûres, mais assurément plus éclatantes.
II.2. Impossibilité de l’expérience cruciale
À l’amorce du chapitre II, nous
avions mentionné l’accord de la théorie avec l’expérience.
Dans ce qui précède, nous avons fait montre d’un regard
introspectif de l’expérience. Il nous reste désormais à comparer
les conséquences de la théorie avec les résultats de l’expérience
– c’est-à-dire les lois expérimentales que la théorie se
propose d’intégrer –, ce afin d’apprécier la portée de
l’expérience en tant que verdict. Il s’agit de développer, nous
dit Duhem19,
« comment on reconnaîtra si une théorie est confirmée ou
infirmée par les faits ».
Duhem, comme à son habitude, prend
pour exemple la Physiologie, en nous expliquant comment le contrôle
expérimental doit procéder en cette science. En Physique, en
revanche, il n’en est pas de même. Le physicien, contrairement au
physiologiste, est incapable d’abandonner sa théorie lorsqu’il
expérimente ; le seul usage de ses instruments l’interdit. Le
physicien, donc, admet tout un ensemble théorique avant
d’entreprendre une quelconque expérience. Or parmi les
expériences, ce sont les expériences d’épreuve qui vont nous
intéresser. Si le physicien révoque en doute telle loi de Physique,
alors il déduira une conséquence logique de la proposition mise en
cause, conséquence qu’il vérifiera par expérience. Si la
conséquence ne survient point, alors la proposition est déclarée
fausse. Mais Duhem nous met aussitôt en garde, cette méthode de
démonstration par l’absurde n’est pas si facilement applicable
en Physique. En effet, ce que teste l’expérience n’est pas une
proposition isolée, mais tout un échafaudage théorique. Partant,
si telle conséquence n’est pas advenue, ce n’est pas forcément
à cause de la proposition incriminée, mais il se peut bien que
l’erreur d’interprétation provienne d’autres propositions que
mettent en jeu l’usage de nos instruments. Dans ce cas, la seule
indication que nous donne cette méthode, c’est qu’il réside une
erreur quelque part en notre théorie. Il faudrait être absolument
sûr de tout notre support théorique, mis à part une proposition,
pour vouloir vérifier uniquement ladite proposition.
Pierre Duhem semble être le premier
à avoir affirmé cette thèse, que l’on appelle holiste,
et qui fut plus tard reprise par un certain Quine. On sait que Duhem
a influencé plusieurs philosophes des sciences à sa suite, c’est
le cas notamment de Popper20.
Le critère de falsification fait beaucoup penser à ce que dit Duhem
de la théorie physique, le fait que ses lois soient approchées et
provisoires, que l’expérience seule peut mettre en doute la
théorie. Cependant, Duhem rejette radicalement une logique de
l’expérience qui serait une simple méthode
hypothético-déductive21.
Pour reprendre le langage de Popper, l’expérience selon Duhem ne
falsifie pas une hypothèse isolée, mais tout le système théorique
mis en jeu. Cela découle de sa conception de l’expérience, qui
pour une part essentielle se compose de l’interprétation
théorique. En conséquence, Duhem nie toute possibilité
d’expérience cruciale, c’est-à-dire d’une
expérience qui nous permettrait de choisir définitivement entre
deux hypothèses logiquement adverses. Il va jusqu’à prendre pour
exemple la plus fameuse expérience cruciale, ou prétendue telle, à
savoir l’expérience de Foucault ; expérience selon laquelle,
si la lumière se propage moins vite dans l’eau que dans l’air,
l’hypothèse émissionniste est réfutée, et la nature de la
lumière est ondulatoire. Mais Duhem s’empresse de dire que ce
n’est pas l’hypothèse, mais le système de l’émission qui est
mis à mal.
En résumé, le physicien ne
peut jamais soumettre au contrôle de l’expérience une hypothèse
isolée, mais seulement tout un ensemble d’hypothèses ;
lorsque l’expérience est en désaccord avec ses prévisions, elle
lui apprend que l’une au moins des hypothèses qui constituent cet
ensemble est inacceptable et doit être modifiée ; mais elle ne
lui désigne pas celle qui doit être changée22.
Le physicien, nous dit Duhem, est
semblable au médecin qui pour soigner son patient, doit l’examiner
sans jamais pouvoir le réduire à un organe. Pareillement, il va
chercher le vice en sa théorie physique sans jamais la décomposer
comme un assemblage artificiel.
L’expérience cruciale est donc
pratiquement impossible, puisque l’on ne peut tester chaque
hypothèse indépendamment des autres, ni se retrouver avec une
proposition qui, seule, serait douteuse. Qu’à cela ne tienne, en
admettant qu’il n’y ait que deux hypothèses contraires en jeu
dans l’expérience, Duhem montre une impossibilité encore plus
forte. Effectivement, si en Mathématiques ou en Logique, la
démonstration par l’absurde est aussi efficace, c’est parce que
l’on ne doute pas de l’irréductibilité logique entre deux
propositions A et B. Si l’on admet A, et qu’on en déduit une
contradiction, alors l’on ne peut que se reporter sur B. Est-ce
bien le cas en Physique, demande Duhem ? Assurément pas,
répond-t-il. Si la nature de la lumière ne peut être
corpusculaire, s’ensuit-il logiquement qu’elle est ondulatoire,
ne peut-on imaginer quelque autre nature ? Poser la question,
c’est en effet y répondre : on pourra toujours en Physique
imaginer une nouvelle hypothèse, car il n’y a pas de logique
irréductible qui s’applique.
Finalement, le verdict de
l’expérience ne se porte qu’au regard de l’ensemble de
l’édifice théorique. La comparaison de l’expérience à la
théorie permet à cette dernière de s’affiner, en modifiant tout
ce qui ne va pas, en aplanissant les pierres d’achoppement, ou à
défaut, de laisser la place à une nouvelle théorie qui possède
une meilleure cohérence.
Conclusion
Dans l’introduction, à propos de
notre première citation de Duhem, nous avions dit qu’on y voyait
déjà la présence persistante des Mathématiques et de
l’expérience, aussi bien que lien fort qui les unit dans la
théorie physique telle que la conçoit Duhem. Nous avons vu, en
effet, comment les Mathématiques sont vraiment constitutives de la
Physique théorique, plus qu’aucune autre science. Si les
Mathématiques sont utiles en Chimie, en Biologie, et à peu près
partout dans les sciences, il n’y a qu’en Physique où l’on ne
peut pas se passer d’elles afin de concevoir les propres concepts
qui fondent cette science : les propriétés physiques
élémentaires telles que l’espace, le temps, la masse, etc. Sans
le langage que la Physique emprunte aux Mathématiques, l’on ne
pourrait plus parler de théorie physique. Tout ce qui forme la
structure de la théorie, les signes, symboles, et autres entités
mathématiques sont si bien intégrés au domaine de la Physique que
leur nature n’est peut-être plus la même. Une équation physique,
selon Duhem, qui serait en tout point semblable à une équation
mathématique, ne prétend pas à la réalité, elle ne se pique pas
d’expliquer la Nature, mais tente d’approcher un ensemble de
phénomènes au degré satisfaisant la théorie.
Cette traduction de
la réalité, bien que fatalement incomplète, est réalisée par
l’expérience, dont les procédés de mesure sont la clef. Par la
mesure, l’expérience et la théorie se compénètre, en ce que :
l’amélioration de l’interprétation théorique des instruments
donne plus de minutie à l’expérience, et la précision toujours
plus grande des expériences confrontées aux théories, les oblige à
se corriger et à se développer sans cesse. Cependant, dans cette
confrontation avec l’expérience, c’est tout le système
théorique qu’il nous faut considérer, non chacune de ses
hypothèses prises isolément. Ainsi, il est impossible de réfuter
une hypothèse sous prétexte d’une expérience cruciale, et, pour
Duhem – mais cela dépasse le cadre de ce travail – c’est au
déroulement historique et à ce qu’il appelle le bon sens
de faire le tri parmi les hypothèses.
Pour
la Vérité !
Lars
Sempiter.
1. P.
DUHEM : La Théorie physique
(1906), p. 26.
2. Il
s’agira pour nous de tracer une brève esquisse du chapitre I au
début du chapitre VI de la seconde partie de La Théorie
physique de Pierre Duhem, p. 171-312.
3. P.
DUHEM : La Théorie physique
(1906), p. 172.
4. P.
DUHEM : La Théorie physique
(1906), p. 183.
5. P.
DUHEM : La Théorie physique
(1906), p. 201. Duhem compare aussi sa méthode à celle de la
chimie moderne, pour qui le corps simple est celui qu’elle n’a
pu décomposer, sans prétendre à la découverte d’une limite
métaphysique, p. 206.
7. Cf.
Cours PHSF ch. 6, GALILEI et CHAUVIRÉ :
« L’essayeur de Galilée », 1980.
Dans un registre
similaire, cf. Cours PHSF ch. 2, OMNÈS :
« Converging realities, toward a common philosophy of physics
and mathematics », 2005.
8. P.
DUHEM : La Théorie physique
(1906), p. 217.
9. P.
DUHEM : La Théorie physique
(1906), p. 221.
10. P.
DUHEM : La Théorie physique
(1906), p. 224.
11. P.
DUHEM : La Théorie physique
(1906), p. 225.
12. P.
DUHEM : La Théorie physique
(1906), p. 28.
13. P.
DUHEM : La Théorie physique
(1906), p. 238.
14. Celui-ci
a écrit : « Le fait scientifique n’est que le fait
brut énoncé dans un langage commode. » Cf. P. DUHEM :
La Théorie physique (1906), p. 242.
15. P.
DUHEM : La Théorie physique
(1906), p. 246.
16. P.
DUHEM : La Théorie physique
(1906), p. 247.
17. P.
DUHEM : La Théorie physique
(1906), p. 274.
18. P.
DUHEM : La Théorie physique
(1906), p. 292.
19. P.
DUHEM : La Théorie physique
(1906), p. 295.
21. Cf.
Cours PHSF ch. 2, La vérité et l’explication.
22. P.
DUHEM : La Théorie physique
(1906), p. 307.
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