samedi 10 octobre 2015

Essai sur la vérité - Première partie


Avant-propos
Cette introduction sur le sujet que nous allons présentement étudier est particulièrement nécessaire. Il serait dommageable pour la suite de cet essai que l’on passe à côté de ce que nous exposerons ici. Tout comme le laisse penser le titre, l’on va conférer sur la vérité. Et il nous faut vous avertir, ce que nous dirons paraîtra pour certains un enchaînement de truismes et d’évidences ; pour d’autres ce sera la succession d’affirmations péremptoires qu’ils auront toujours contestées, sauf que nous nous appliquerons – sinon à les démontrer – du moins à donner de bonnes raisons de les accepter. Si nous jugeons notre travail utile, c’est probablement car la catégorie qui contient le plus grand nombre nous paraît être la seconde.
Mais au-delà de ça, il y a plus inquiétant. Le fait que de nombreuses personnes, tout en s’accordant apparemment avec tel principe, telle affirmation ; dans le même temps peuvent témoigner du contraire, et ainsi rentrer en pleine contradiction, en totale confusion. Notre travail consistera donc, et surtout, à expliciter les propositions qui défileront pour qu’elles ne puissent laisser place à nulle contradiction. Nous allons tenter d’être clair au possible, et d’assurer avec force précautions notre développement.
Si nous commençons par vous parler de la vérité, c’est évidemment parce qu’elle est une notion essentielle. En effet, sans la bonne compréhension de celle-ci, toutes les autres idées que nous ambitionnons d’étayer resteront fatalement incomprises – ou seront promptement récusées. Si l’on ne s’accorde pas avec cette notion première, alors on ne peut s’accorder avec rien d’autre, du moins pas véritablement.
Il est important que lorsqu’on introduira l’objet de cet essai, la notion de vérité, vous ne confondiez pas tout. Ce que nous voulons dire, c’est que si vous disposez déjà d’une idée précise attachée à ce terme, il faut que vous la mettiez de côté. Quand l’on commencera à former notre objet, il ne faut pas que vous ayez quelque pré-notion qui traîne. La notion que vous possédez au préalable, mettez-la à part, servez-vous-en comme modèle de comparaison, mais ne le mélangez pas à notre travail. Il est dangereux en notre sujet de construire par dessus un précédent édifice. Or vous ne pouvez pas depuis cet édifice juger de la construction à venir, sans mettre à néant l’ensemble de notre entreprise. Il vous faut mettre pied à terre, débuter par les bases que nous choisirons. En revanche, rien n’empêche que vous jugiez celles-ci correctes ou non, par le bon sens et la simple logique.
Ce qui veut dire que peu vous importe le nom de ce que nous définissons ; personnellement nous le nommons vérité, mais nous ne demandons pas que l’on juge l’exactitude de notre appellation. Ce qui importe c’est que vous compreniez de quoi l’on parle. Ne pas se contenter du mot et vouloir passer au travers, c’est donner une description à la fois cohérente et précise de ce qui fait notre sujet, et tel est le but de notre première partie. Ce n’est qu’ensuite que nous verrons si l’objet que nous décrivons existe ou non, et donc si notre définition établie possède vraiment un sens objectif. De toute façon vous le remarquerez rapidement, le critère de cohérence d’un raisonnement annonce la droiture de celui-ci, et en règle générale un raisonnement droit est aussi sensé.
Certes, un modèle précis de comparaison, une idée ferme de la vérité est un avantage, néanmoins ceux n’en possédant guère pourront très bien suivre notre développement et s’accorder ou non avec nos arguments le cas échéant. Cela demande cependant quelque peu de rigueur et d’intérêt.
Ce qui compte le plus, c’est de bien être attentif à la démarche de construction de notre objet, et ne pas y rajouter d’éléments que nous n’aurons nous-même intégrés. Ne pas préjuger, et demeurer patient, car il risque d’y avoir de la lourdeur et des redondances. Certains lecteurs accepteront naturellement diverses propositions sans plus de preuves, mais on ne saura pas si c’est bien le cas pour tous. Bien sûr, nous ne prétendons pas œuvrer en précurseur, et au contraire nous nous appuierons avec profit sur quelques solides autorités. Néanmoins l’esprit est de retrouver nous-même le chemin qui fut tracé, de comprendre entièrement la signification des repères qui nous sont proposés, de ne pas juste suivre la pensée de nos professeurs, mais de pleinement l’accompagner. Compagnie que du reste nous vous proposons.
S’il était utile de le rappeler, nous vous conseillerons vigoureusement d’avoir une grande vigilance quant à l’emploi des mots ; en comprendre le motif c’est approcher notre réflexion, ce qui est le but de toute lecture philosophique. Mais cela n’a pu vous échapper. En bref, et vous l’aurez compris, ceci n’est pas un écrit de littérature, donc quoique nous fassions de notre mieux, il faudra vous accrocher ; car nous concevons qu’une pensée profonde est difficilement traduisible. Qu’à cela ne tienne, Aristote disait : « La première qualité du style, c’est la clarté. » Nous tenterons de suivre autant qu’il est possible cet exemple.


Le terme vérité est connu de tous, cependant ce n’est pas le terme mais son sens qui nous intéresse. Nous nous proposerons en tout premier lieu de faire le tour des définitions communes proposées, pour ensuite en dégager une – la plus simple et la plus claire – que nous jugerons juste, pertinente.
Une fois la définition établie, nous la détaillerons, nous l’expliciterons au fur et à mesure. Et lorsque la notion que nous considérons sera clairement dévoilée, l’on prouvera son existence. Car il se peut que nous définissions un objet que vous ne reconnaîtriez pas, et à priori, malgré la cohérence de la description, celui-ci n’aurait pas plus de raison d’exister qu’une chimère. Il faudra donc révéler sa nécessité.
Enfin, il ne nous restera plus qu’à caractériser du mieux que nous le pouvons cet objet, à constater ses particularités. Nous tenterons plusieurs approches différentes, qui peut-être se recouperont en quelque chose d’intéressant. Cette dernière partie n’a pas vraiment de limite précise, elle ne vise qu’à mieux appréhender le sujet présent, à le développer sans l’épuiser. Aussi, consistera-t-elle surtout en un regroupement de ce que nous n’aurons pas pu exprimer dans les parties précédentes.

I. La définition de la vérité
Comme dit précédemment dans l’avant-propos, il nous faut d’abord expliquer de quoi nous allons parler. Ainsi il nous faut définir cet objet auquel on s’intéressera. La question que l’on se propose d’étudier est la suivante : Qu’est-ce que la vérité ?
Or, le mot vérité comme de nombreux mots possède plusieurs sens, donc plusieurs définitions. Nous allons commencer par choisir deux dictionnaires et lister ces dernières.
Nous avons choisi comme premier dictionnaire, le Wiktionnaire, celui-ci est commun et accessible à tous. On peut relever cinq définitions intéressantes :
1. Caractère de ce qui est vrai, conformité d’un récit, d’une relation avec un fait, de ce que l’on dit avec ce que l’on pense.
2. Ce qui est vrai de façon immuable et de toute éternité. (Religion)
3. Ce qui est accepté comme étant vrai par un consensus général.
4. Conformité de l’idée avec son objet, par opposition à erreur. (Philosophie)
5. Axiome, principe certain, maxime constante.
Le deuxième dictionnaire que nous avons distingué est le CNRTL, qui est à notre sens généralement pertinent. On y relève cinq autres définitions :
6. Connaissance reconnue comme juste, comme conforme à son objet et possédant à ce titre une valeur absolue, ultime. (Philosophie)
7. La seule vérité absolue, inaltérable, fiable parce que donnée par Dieu. (Théologie)
8. Conformité de la pensée ou de son expression à son objet. (Logique)
9. Connaissance conforme à ce qui existe ou a existé ; expression de cette connaissance.
10. Énoncé conforme à la réalité. [Peut s’écrire au pluriel.]
Avant toute chose, il nous semble judicieux de diviser en deux la première définition, et poser comme définition basique, originelle, caractère de ce qui est vrai. Voyons celle-ci comme numérotée à 0. À première vue cela semble une définition bien vaine, en réalité elle est essentielle, et il faudra toujours la garder à l’esprit. Oui, la vérité que nous nous proposons d’étudier, c’est ce qui est vrai. Seulement cela ne nous avance pas à grand chose, puisqu’il faut maintenant définir le terme vrai. Cette définition décrit correctement notre objet, mais elle demeure pour l’instant aussi insaisissable que l’objet lui-même. Cherchons donc une autre définition, aussi correcte que précise.
Nous allons désormais tenter de recouper ces définitions, car elles semblent tout de même bien similaires. Avant cela, nous pouvons simplifier cette liste, en supprimant immédiatement ce qui ne peut avoir de lien avec notre objet.
La troisième définition est doublement à rejeter. D’abord, parce que l’on comprend aisément que le consensus général peut se tromper. C’est un fait que tout un chacun peut expérimenter dans sa vie, de plus, le terme de consensus général est lui-même assez confus. Même si l’on pose idéalement que plus la majorité est grande, plus il y a de chance de se rapprocher de ce qui est vrai, cela signifie bien que ce n’est pas une vérité sûre, mais bancale, tout au plus approximative. Or si la vérité est ce qui est vrai, il ne peut y avoir d’approximation en elle. Le second point est que cette vérité est ici considérée comme une chose, un élément, et non pas tel un concept. C’est-à-dire que l’on pourrait exprimer cette vérité au singulier comme au pluriel. En cela, cette troisième définition s’identifie à la cinquième et à la dixième. Dans ces définitions, c’est l’énoncé, le principe, la proposition, le fait même qui est appelé vérité, et non pas par exemple, la relation de ce fait avec la réalité. C’est là un point capital de cet essai. Il faut absolument faire la distinction entre la vérité qui est un concept, et la ou les vérités qui sont des éléments – la plupart du temps des énoncés. Or notre objet se veut être un concept, il se veut donc unique, parce qu’un concept ne saurait être multiple. Il existe en effet une multitude d’arbres (éléments), cependant l’idée même de l’arbre est unique (concept), de même qu’elle est délimitée. D’ores et déjà, il faut bien comprendre que nous parlons de la vérité en tant que concept, en tant qu’idée.
En outre, l’on peut rassembler la deuxième et septième définition comme décrivant à peu de choses près le même objet. Et avant de mettre cela de côté, car nous nous y intéresserons bien plus tard, nous en profitons pour préciser qu’une grande confusion est faite sur ces définitions ; nous détaillerons cela.
Enfin, l’on peut grossièrement identifier les définitions une, quatre et huit. La première définition étant une modulation des deux autres quasi-identiques, énonçant plusieurs variantes, telles que la conformité de ce que l’on dit avec ce que l’on pense, que l’on appelle aussi honnêteté. Ce que l’on dit étant l’objet, le schéma est le même, bien que se trouvant inversé.
Pareillement, l’on identifie la sixième et la neuvième définition. Cette dernière n’étant qu’un cas particulier, puisque l’objet devient ce qui existe ou a existé.
Il ne nous reste donc plus que deux définitions :
1. Connaissance reconnue comme juste, comme conforme à son objet et possédant à ce titre une valeur absolue, ultime. (Philosophie)
2. Conformité de la pensée ou de son expression à son objet. (Logique)
Ce que l’on aperçoit aussitôt est l’idée de conformité qui se retrouve dans chacune des deux définitions.
Pourtant, la première définition ne semble pas pertinente, car elle ne désigne pas tant un concept. Ou alors il faudrait plutôt mettre : La connaissance reconnue comme juste, etc.
L’article défini change effectivement tout. Mais même si l’on passe là-dessus, il y a comme un paradoxe dans cette définition. Si cette connaissance était la vérité, alors comment l’atteindre ; comment donc reconnaître cette connaissance comme juste, vraie, par la conformité à son objet ? On voit bien que ces deux définitions sont absolument inconciliables, car c’est comme s’il fallait la vérité pour atteindre la vérité. Si la connaissance doit être vraie pour devenir la vérité, il lui manque cette même vérité qu’elle n’est pas encore. Cette définition est décidément une boucle inaccessible.
En bref, on ne voit pas trop pourquoi la vérité serait une connaissance. À priori, une connaissance reconnue comme vraie ne fait pas d’elle la vérité, mais plutôt une certitude. Et cela se rapproche de l’exemple de l’énoncé, de la proposition, ou du principe vraie qui serait une vérité, non la vérité comme concept.
La première définition ne convient donc pas, et il ne reste que la seconde. Or qu’en est-il de celle-ci ? Nous pouvons la saisir. Lorsque nous portons un jugement sur un objet, la validité de ce jugement – c’est-à-dire son caractère correct, vrai, bon – dépend forcément de son adéquation avec l’objet considéré. Et plus précisément, ce caractère vrai se confond avec cette même adéquation. Il y a validité du jugement car celui-ci est conforme à l’objet. D’où le fait que la vérité est ici définie par la conformité. La suite du problème se trouve plutôt en ce qu’on entend par objet, c’est effectivement un terme très général et de ce fait également vague. Si l’on parle de conformité de la pensée à l’objet, à la chose envisagée, ce n’est pas de la perception de cet objet, mais de sa nature véritable dont on parle. Le jugement est valide s’il s’identifie à ce que l’objet est réellement. Ainsi l’on en vient à parler du concept de réalité, car c’est la réalité de l’objet que l’on veut atteindre. Il n’est point besoin d’enchaîner de nouvelles expressions pour remarquer que réalité et vérité sont bien souvent similaires, et parfois parfaitement synonymes. À notre époque, l’on fait généralement une distinction de domaine entre ces deux termes. Le mot vérité concernant plutôt les choses du domaine intellectuel.
Pour expliquer ce lien, il nous faut faire découler une nouvelle définition de l’originelle. Une définition qu’on appellera ontologique, c’est-à-dire qui touche à la nature de l’être. En fait, nous savons que la vérité est le caractère de ce qui est vrai, et ce qui nous embêtait c’était de savoir ce qui est vrai. Aristote nous affirme : « Dire de ce qui est que cela est, et dire de ce qui n’est pas que cela n’est pas, c’est dire la vérité. »1
Ou selon une autre traduction : « Dire de ce qui est que cela est, et dire de ce qui n’est pas que cela n’est pas, est vrai. »
De cette conception aristotélicienne, l’on est amené à reconnaître que ce qui est vrai est ce qui est. Autrement dit, la vérité c’est ce qui est, ou pour être plus clair, c’est le caractère de ce qui est.2 Or ce qu’on appelle réalité, c’est ce qui est – dans un sens absolu, c’est-à-dire en dehors de toute perception subjective. On comprend donc que dans cette nouvelle définition, le terme vérité recouvre le terme réalité, car ce premier ne s’applique plus à l’unique domaine intellectuel. Soit, mais à première vue, cette liaison paraît tout de même abrupte et imprudente. Toutefois, il est important de se pourvoir du point de vue ontologique.
Premièrement, il ne saurait y avoir de vérité sans l’être ; la vérité qui ne possède pas l’être n’est donc pas. L’être précède nécessairement le concept de vérité. Si l’on pose l’être, alors il vient nécessairement ce caractère de ce qui est, le concept de réalité que nous avons nommé vérité afin de recouvrir un sens plus large.
Ensuite, nous atteignons malheureusement quelque limite de notre langue. Le verbe être nous est indispensable pour que nous puissions correctement nous exprimer, et souvent nous ne nous rendons pas compte de son utilisation, tant ce qu’il formule nous est évident. Par exemple, lorsqu’un voisin vient nous raconter tel événement qui se serait produit, nous nous demandons si cela est bien vrai. Or cette interrogation est une redondance – certes nécessaire à notre langue – puisque nous nous interrogeons dans l’absolu sur le fait que cela est ou non. Si cet événement que nous décrit notre voisin n’a pas eu lieu, il n’est donc pas, ainsi son histoire est fausse, elle n’est pas, ou n’a pas d’existence propre, puisqu’elle ne repose nullement sur la réalité. Et inversement. Faisons tout de même attention à bien considérer l’événement. Si notre voisin nous parle d’un incendie qui a eu lieu cette année, et que ce qu’il dit est faux, alors l’incendie n’est pas, c’est-à-dire qu’il n’a jamais été et ne sera jamais, quand bien même il y aurait eu d’autres incendies ou qu’il y en aurait à venir ; car l’événement considéré est l’incendie particulier de cette année ou celui dont parle l’interlocuteur. Les précisions de ce genre sont déterminantes et la plupart du temps sous-entendues. Nous avons pris pour exemple un événement, mais l’élément dont nous voudrions déterminer la vérité sera toujours unique. Il est ou n’est pas.
On pourrait nous contester : « Certes pour le domaine factuel, mais en ce qui concerne celui des idées n’y a-t-il pas une défaillance ? En effet, selon la définition ontologique, si une idée est vrai cela signifie qu’elle a une réalité propre, qu’elle est. Doit-on conclure en la créance d’un monde idéel, à la manière platonicienne ? »
À cela il faut répondre que l’idée vraie n’a pas d’existence à proprement parler, mais qu’elle est vraie parce qu’elle repose sur la réalité, qu’elle est l’expression directe de ce qui est. L’idée de la chimère ne peut pas être parce que la chimère n’est pas. En revanche, l’idée de l’océan en ce qu’elle représente un être véritable, on peut dire qu’elle est à travers la réalité de l’océan. Plus difficile est l’idée de couleur, toutefois si l’on considère que celle-ci représente non pas une qualité propre de l’objet matériel, mais une qualité de la lumière qu’émet cet objet, alors l’idée demeure vraie. Pourtant, il ne faut pas croire que l’être ne concerne que la matière, que la réalité est purement matérielle. Il faut simplement s’y ramener autant que l’on peut, sans forcer les choses. Mais cela signifie bien qu’il y a un domaine de la vérité – donc des vérités – qui nous dépasse.
Revenons à un autre exemple plus basique. Un exercice nous demande de trouver la ou les solutions à une équation. Nous devons donc déterminer une ou des solutions. Après le calcul, nous obtenons le résultat. Si notre calcul est correct, sans erreur, alors notre résultat sera juste, vrai, il sera solution. Si notre résultat est faux, il n’est pas, n’a aucune raison d’être. Il n’est pas solution, et il n’est même pas résultat, puisque l’on sous-entend résultat de l’équation. En revanche, dire que ce résultat est un résultat d’erreur est vrai. Mais dans ce cas l’on change notre problème, et donc aussi l’objet dont on voulait déterminer la vérité. C’est pourquoi il faut être très prudent et considérer précisément l’objet dont on veut connaître la vérité si l’on ne veut pas s’égarer. Prenez garde aux sous-entendus qui changent la nature de l’objet.


Dans cette histoire du vrai et du faux, Jacques-Bénigne Bossuet vient à notre renfort et corrobore nos dires on ne peut plus clairement : « Le vrai, c’est ce qui est ; le faux, c’est ce qui n’est pas3. »
Il est intéressant de noter une autre chose. Choisissons l’exemple d’un acteur qui simule sa mort sur scène. Nous nous demandons si cela est vrai. La réponse est non. Puis nous nous demandons si cela est. La réponse pourra être oui, car il y a bien un acteur qui joue, qui est, nous considérons donc la simulation comme objet. Elle peut aussi bien être non, car il n’y a pas vraiment eu de mort, celle-ci n’est pas réelle, elle n’est pas, n’existe pas, et l’on considère dans ce cas la mort comme objet. Ce que l’on remarque, c’est que la question « est-ce vrai ? » est instinctivement plus précise que la question « est-ce ? » dans l’objet qu’elle désigne. Si donc la correspondance entre ce qui est vrai et ce qui est est difficile à entrevoir – du moins dans certains exemples – c’est car l’on établit souvent mal l’objet de la question. En outre, du fait de sa plus grande précision, on ne posera pas la première question sur n’importe quel sujet. Par exemple, à la manière de Pyrrhon, on ne se demandera pas si l’obstacle sur notre chemin est vrai, mais plutôt s’il est réel. C’est une diversité du langage qui n’implique pas celle du sens ; d’où notre définition.
On pourrait nous objecter cependant une chose. Dire la vérité, c’est aussi pouvoir confirmer qu’une parole mensongère est fausse, donc que ce qu’elle prétend rapporter n’est pas. Comme dit Aristote. Pourtant, l’on a défini la vérité que comme le caractère de ce qui est, sans parler de ce qui n’est pas. En fait, nous considérons que ce que dit Aristote est contenu dans cette définition. Effectivement, nous ne parlons pas de l’inverse, de l’absence de ce qui est – ce qui n’est pas – et nous n’en avons pas besoin. Parce que dire de ce qui est que cela est et dire de ce qui n’est pas que cela n’est pas, c’est dire absolument la même chose. Pour faire simple, affirmer la chose, c’est nier son inverse. Cela découle de la loi de non-contradiction qui dit que l’on ne peut à la fois être la chose et son contraire, et donc que l’on ne peut affirmer une chose et son inverse, à moins de se contredire, de manquer inévitablement à la vérité. De cette loi, nous en reparlerons plus loin.
Ce que nous venons de dire implique autre chose. L’on considère généralement la vérité comme le discernement du vrai et du faux, ce qui on le comprend, découle de notre définition originelle. La vérité étant le caractère de ce qui est vrai, si l’on prend connaissance de celle-ci, l’on connaît ce qui est vrai, et donc conséquemment le faux, qui est l’exact contraire. Ainsi, il est évident que sachant ce qui est vrai, l’on soit à même de discerner le vrai de ce qui ne l’est pas, c’est-à-dire le faux.


Maintenant, il serait cohérent d’établir le lien entre la définition ontologique de la vérité et celle que nous avons tirée du dictionnaire. Elles ne semblent pas décrire une et même chose. Cependant, nous pouvons dire dans un cas que l’objet auquel le jugement doit se conformer, c’est la réalité. C’est l’objet en ce qu’il est, et non comme il apparaît au premier coup d’œil. Si le jugement doit se conformer à la réalité de l’objet pour être véritable, juste ; alors la vérité serait la conformité avec la réalité, peu importe l’objet. Cette réalité que nous appelons aussi vérité. Ainsi ce qu’on croit absurde ne l’est pas, puisque naturellement, la conformité avec la vérité ne peut qu’être la vérité même. Seulement, cette définition qui nous vient du dictionnaire n’est qu’une conséquence de l’originelle. Cette conformité n’est la vérité, que parce qu’elle a pour objet la vérité. Elle ne peut donc que venir ensuite.
Dans l’autre cas, la conformité peut désigner une vérité purement logique, à l’instar du cadre mathématique. Ainsi l’objet ne constitue pas la réalité proprement dite. Mais généralement, si l’objet est construit, il le sera en fonction d’un ordre, d’un système de conformité déjà régnant. Et nous pensons que ce système se fonde au préalable sur la réalité. Ce qui fait que cette vérité logique n’est jamais qu’une émanation de la vérité ontologique.
Du reste, nous pouvons assigner à cette définition secondaire le terme véracité, ce qui permettra une distinction plus aisée et très utile par la suite. Ne vous arrêtez pas au nom, qui importe peu, mais portez-vous plutôt sur ce qu’il permet de distinguer. De la sorte nous avons la vérité en tant que telle, qui réside en l’être des choses. Puis, d’un côté la véracité immédiate qui nous est permise et qui concerne l’accord de nos idées avec cette vérité. De l’autre, la véracité médiate, qui à partir de l’immédiate produit la chaîne infinie et certaine de nos idées reliées entre elles. Enfin il reste la véracité qu’on peut dire artificielle, qui est toujours une conformité d’idées, mais celles-ci étant fausses. Cette dernière doit nous mettre en garde, particulièrement en ce qui s’éloigne peu ou prou du réel. Un raisonnement peut bien être valide tout en partant de fausses prémices.
Nous rejoignons finalement en cette définition de la véracité, celle que nous donne Saint Thomas d’Aquin de la vérité : « La vérité est l’accord entre l’intelligence et les choses. »
De toute évidence, cette conformité, cette adéquation doit être parfaite, pour être appelée vérité. Mais ce n’est pas comme s’il y avait deux vérités ; ou que vérité et véracité seraient de natures différentes. Si l’on dit d’un objet ce qu’il est, nous rapportons une conformité, car l’on ne possède pas l’objet. Or nous exprimons la vérité, ce que l’on dit est la même chose que ce qu’est l’objet. Ce qu’est l’objet reste unique. C’est une obligation pour l’homme de conformer son jugement à la vérité, car il ne possède pas cette dernière ; c’est-à-dire que sa capacité de juger est comme une interface, une manière de procéder qui lui permet de parvenir tout de même à la vérité. Constatons-le : qu’il s’agisse d’exprimer les choses les plus terre-à-terre ou d’aller jusqu’aux plus abstraites, l’esprit humain ne peut le faire que par l’entremise de concepts et d’idées, qui ne sont pas eux-mêmes ces choses.
Cela ressemblerait à un corps qui, ne pouvant produire lui-même de la lumière – ne pouvant donc en être la source – se mettrait à réfléchir la lumière, pouvant ainsi l’émettre sans forcément la produire. Émettre la lumière serait de parvenir à la vérité. En être la source, l’homme ne le peut point, il ne produit pas la vérité. Ainsi, pour parvenir à la vérité sans la produire, l’homme y conforme son jugement. Et la conformité de ce jugement : c’est la réflexion de la lumière. La lumière, la vérité reste unique.
À propos de la vérité, Pascal nous confirme ceci : « C’est une maladie naturelle à l’homme de croire qu’il possède la vérité directement. »4 Nous ajouterons après lui, que ce n’est pas parce que l’homme ne peut posséder directement la vérité, qu’il est incapable de l’atteindre en s’y conformant, par le biais de la véracité. En revanche, il est assurément une maladie plus grave encore et littéralement contre-nature, qui est de croire que la vérité n’est pas. Déviance aberrante qui s’est propagée de manière terrible en notre siècle.
Il nous vient une autre image mettant en évidence le lien entre le jugement et la vérité, et qui en faciliterait de beaucoup la compréhension. On peut dégager cette dernière à partir d’une nouvelle aide que nous apporte notre ami Aristote. Celui-ci nous dit : « Ce n’est pas la proposition qui est le lieu de la vérité mais tout au contraire la vérité qui est le lieu de la proposition. »5
Sans plus de difficultés nous pouvons intervertir proposition et jugement. De cette phrase nous déduisons l’image suivante : Comme c’est la vérité qui est le lieu, le domaine, et que la proposition est l’élément qui peut s’y trouver ; alors nous pouvons voir la vérité comme étant un cercle, et la proposition ou le jugement comme un point. Si notre point se trouve dans le cercle, alors le jugement est considéré comme vrai, juste, puisqu’il appartient à la vérité. À l’inverse, le point à l’extérieur du cercle signifie que le jugement est erroné, faux, qu’il n’appartient pas à la vérité. Tout cela est bien clair. À présent nous pouvons enchérir d’une chose. Le fait que le point se trouve dans le cercle, c’est bien le fait que notre jugement est vrai, conforme à la vérité ; donc le fait d’appartenir au cercle, c’est exactement la conformité du jugement à la vérité : la véracité. Or cette conformité, si on la considère dans son sens absolu, elle représente parfaitement le cercle. Expliquons-nous. La conformité d’un jugement n’est l’appartenance que d’un point au cercle. Mais la conformité du jugement est l’appartenance d’une infinité de point au cercle, ce qui remplit et par conséquent constitue entièrement ce même cercle. Autrement dit, la conformité au cercle est la superposition à ce dernier : une identification. L’on retrouve ainsi que la conformité du jugement à la vérité, c’est-à-dire la véracité, s’identifie à cette même vérité.
Toutefois, il appert que la définition de véracité est une définition limitée de la vérité, puisqu’elle fait intervenir cette dernière de manière inexprimée. Nous ne nous en débarrasserons pas, cependant il nous faut fixer une définition de cette vérité à laquelle l’homme doit se conformer. Distinguons-la de sorte qu’elle soit explicite au possible, à l’aide des éléments rassemblés, et faisons de cette dernière celle dont on se servira pour la suite.


Nous avons précédemment dit que la vérité est le caractère, la qualité si l’on préfère, de ce qui est – ontologiquement parlant. À cette définition d’ordre métaphysique, il n’y a rien que l’on puisse ajouter : elle se suffit à elle-même. Néanmoins, il faut avouer qu’il est peu commun d’accorder ce sens métaphysique à la vérité ; effectivement, ce n’est pas cette définition générale qui nous serait fructueuse dans la vie quotidienne ; elle est de trop difficile à appréhender et à saisir correctement par la raison. Nous ne pouvons simplement pas nous arrêter à cette formulation ; car bien qu’en principe elle soit la plus correcte et générale possible, elle ne nous permet pas une compréhension directe de ce que nous voulons nécessairement exprimer. Il vaut mieux une définition applicable par n’importe qui, plutôt qu’une méconnaissable pour la plupart. Et puis il ne convient pas à la vérité d’être obscure, quoique l’obscurité se trouve plus volontiers en l’esprit des hommes la méconnaissant. Faisons de notre mieux pour ceux-ci.
Depuis le début nous parlons de la vérité, or on ne peut pas continuer ainsi sans inclure dans notre discours la notion de questionnement. Quand on cherche à déterminer la vérité, l’on se pose forcément la question suivante : Cela est-il vrai ?
La fin de ce questionnement est bien la vérité que l’on cherche, c’est-à-dire apparemment la réponse à ladite question. Oui ou non, vrai ou faux, est ou n’est pas. Nous rejoignons Aristote dans sa première citation. Puisque à la question, « cela est-il vrai ? » – ou du point de vue ontologique, « est-ce ? » – notre réponse oui confirme que ce qui est est, et notre non que ce qui n’est pas n’est pas. À cela près qu’Aristote nous affirme que c’est dire la vérité6, mais nous, nous disons que c’est confirmer la vérité. Notre oui comme réponse est la « vérité », que s’il est bien conforme à son objet, en l’occurrence l’objet de la question. Et de même pour le non. On retrouve notre cher concept de véracité. La vérité que l’on cherche est ce qui est, celle que nous atteignons, par notre intelligence ou jugement, n’est que conformité à ce qui est. Notre réponse est la résultante de ce jugement. Pour la réponse non, c’est-à-dire la valeur faux que l’on attribue à l’objet de notre questionnement, elle n’est que la confirmation indirecte de ce qui est.
Dire de ce qui est que cela est, c’est bien se conformer à ce qui est. En revanche, dire de ce qui est que cela n’est pas, ce n’est pas être conforme à ce qui est. De même, dire de ce qui n’est pas que cela est, n’est pas non plus conforme à ce qui est. Enfin, dire de ce qui n’est pas que cela n’est pas, c’est être indirectement conforme à ce qui est. Puisque, si l’on pouvait dire de tout ce qui n’est pas que cela n’est pas, alors nous affirmerions tacitement de tout ce qui est que cela est. Par exemple, si dans un contrôle de connaissance (ou QCM) nous cocherions toutes les mauvaises réponses, alors en considérant bien le fait que de cocher une réponse signifie qu’elle est mauvaise, nous indiquerions d’une manière détournée les bonnes réponses.
Il demeure toujours ce parallèle entre vérité et véracité ; c’est-à-dire entre la vérité – l’essence de ce qui est – que nous cherchons à atteindre sans y parvenir, et sa conformité, qui est l’ultime résultat de notre ambition. Il serait donc absurde de penser que la vérité que l’on cherche est la véracité, la conformité ; nous nous conformons à la vérité uniquement car nous l’avons pour modèle, et que nous ne pouvons mieux faire. L’homme ne peut dire la vérité, il ne peut que la confirmer, comme on réfléchit la lumière.
Reprenons désormais notre conception de la vérité imagée par un cercle. La vérité ici n’est pas l’ensemble de toutes les vérités du monde, mais elle est afférente à l’objet considéré. Si l’objet est tout, alors oui, dans ce cas, la vérité sera l’ensemble de toutes les vérités afférentes à chaque partie de ce tout. Reste que, lorsqu’on répond à une question, on ne va pas étudier une autre question, à moins que celle-ci soit implicitement contenue dans la première. Le cercle donc, représente la vérité d’un objet, ou plutôt, la vérité appliquée à un objet ; ainsi il est le but que l’on cherche à travers la question « est-ce vrai ou faux ? » destinée à cet objet. Le cercle devient une sorte de cible avec pour valeur inhérente à l’objet : vrai ou faux – comme une couleur qui la caractériserait. Ainsi l’adéquation à la vérité serait de « jouer » la bonne couleur avec comme objectif d’appartenir au cercle en question. Mais il faut bien comprendre qu’il n’y a qu’un seul cercle, et que celui-ci possède une unique couleur, cette dernière ayant deux possibilités en fonction de l’objet étudié. Selon tel objet, la couleur intrinsèque à la cible sera par exemple soit blanche, soit noire. Ou, si l’on préfère, soit couleur, soit pas de couleur. Soit l’objet est, soit il n’est pas. Le but du « jeu » étant de trouver la bonne « réponse-couleur ».
Donc pour être clair, la vérité finale, disons plus pragmatique, que nous considérerons à présent, nous la définirons ainsi : C’est la valeur intrinsèque, vraie ou fausse, d’un objet ou sujet, compris au sens large. Nous entendons par « vraie », qui est, et par « fausse », qui n’est pas, ce que tous auront évidemment compris.
En outre, la véracité est simplement la réponse à notre questionnement sur la vérité – c’est-à-dire le jugement porté – conforme à la précédente valeur.
Toutefois ne soyez pas leurrés, cette vérité que nous appelons finale n’est rien d’autre que notre définition ontologique, dissimulée sous une formulation plus contextuelle.
Nous voilà enfin arrivés à une définition claire qui nous convienne, et dont on s’attachera à déterminer l’existence.

Pour la Vérité !
Lars Sempiter

1. Aristote, Métaphysique Livre Gamma, 1011 b 25

2. Si la vérité est ce qui est, alors tel objet qui serait, serait la vérité. Mais si l’on ajoute un nouvel objet, il y aurait deux vérités. Et là paraît un paradoxe, car la vérité est une. Or que signifie le ce qui est ? N’est-ce pas plutôt la qualité partagée de ces deux objets et qui fait qu’ils sont ? Cette qualité, ce caractère, demeure un, et l’on verra par la suite qu’il permet logiquement la distinction entre ce qui est et ce qui n’est pas.

3. Jacques-Bénigne BOSSUET, Œuvres complètes, Tome IV, chapitre premier, XVI

4. Blaise PASCAL, Opuscules, III, XV, De l’Esprit Géométrique, I

5. Aristote, Métaphysique Livre Thêta, chapitre 10

6. Selon l’une des deux traductions. Mais ne nous y connaissant nullement en Grec, nous ne voudrions pas nous aventurer de trop.

2 commentaires:

  1. Votre texte est bon.je ferai un-léger reproche-parlez plutôt de concept que d'idée,ce dernier mot étant vague;ainsi quand dans le langage commun,on dit de quelqu'un " il est dans ses idées" ou" il se fait des idées" ou "il a de drôles d'idées", ou "c'était son idée",cela signifie qu'il est en dehors de la réalité et enfermé en lui même,dans une idéologie qu'il plaque sur la réalité-Kant- et non dans la réalité et donc non dans la vérité.Par ailleurs-mais vous le dites peut-être autre part-il faut expliquer le processus par laquel l'homme atteint à cette "adequaio intellectus rei":en allant d'idées en idées ou par le biais de ses sens qui lui donnent des informations vraies,sauf quelques mirages ou autres hallucinations,sur ce dernier d'où par le processus de l'abstraction, il parviendra au concept de la chose.Enfin et surtout,-et vous le faites peut-être aussi plus loin-il faut définir ce qu'est un être:un composé de matière en puissance et de forme acte,et le définir le plus tôt possible vaut mieux.Pour l'ensemble,félicitations!

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Cher Sieur Olivier Brandenburg, merci pour vos deux aimables commentaires !

      Pour ce qui est du mot idée, il est certes vague, mais c'était voulu lorsque nous l'avons utilisé pour répondre à la question : en quel sens une idée peut être vraie ? Le terme de concept est bien plus fort, une simple idée ou encore une pensée peut être dite vraie sans faire appel à un concept, ou plutôt en faisant appel au seul concept de vérité.
      Enfin, de toute façon, comme le dit le titre ceci est un essai. Cela consiste surtout pour nous à éclaircir certaines notions, sans épuiser le sujet. Nous ne parlons pas d'être en tant que composé d'acte et de puissance, pas pour l'instant, car nous sommes encore trop ignorant d'Aristote. Néanmoins, dans la deuxième partie, qui est écrite depuis un moment mais qu'il nous faut réviser, il y a plus de démonstration. Ici, le but était de dégrossir, de définir, ce qui est forcément laborieux à lire ou à écrire.

      Sinon, quant à votre appréciation de la forme du site, cela nous fait plaisir. Il semble qu'il n'y a pas de secret, bien que nous ne nous y connaissions guère, nous avons essayé deux, trois choses, cherché une bonne image, ce qui a pris du temps.

      Pour la Vérité ! Lars Sempiter.

      Supprimer