Tel est le titre du noble ouvrage1 –
par trop méconnu – du Marquis René de La Tour du Pin. L’auteur,
qui est l’une des plus grandes figures du catholicisme social,
courant qui eut son apogée à la fin du XIXème siècle, a écrit de
nombreux articles de circonstances au cours de sa vie parmi lesquels
les meilleurs figurent dans ce livre. Et nous comptons bien
dépoussiérer cela pour nos chers esprits modernes, qui n’ont
peut-être jamais entendu parler de ce penseur.
La Tour du Pin en un mot, c’est
l’économiste de la contre-Révolution2.
Sa spécialité : la manière précise et complète dont il
traite de la corporation, et comment il en fait un des outils majeurs
d’une restauration économique, sociale et politique. Son combat
l’a mené à étudier les divers aspects de la société, en
réfutant les nombreuses erreurs de son siècle et de celui à venir,
tout en explicitant avec brio que c’est l’accord et non le refus
d’avec les vérités éternelles qui permet l’établissement du
bien commun, c’est-à-dire la fin3
même de la société.
Ainsi, nous allons naturellement nous
pencher sur quelques-uns de ces angles d’attaque, et livrer
quelques traits intéressants.
♣
Ce que la philosophie de la
Révolution apporta rapidement – et même avant la Révolution
proprement dite –, c’est le libéralisme en
économie. Or voilà exactement le terrain où La Tour du Pin
n’hésite pas à s’affirmer, en dénonçant les méfaits dont le
libéralisme fut la cause, et exposant les principes inverses forts
oubliés, c’est-à-dire la justice sociale et la charité
chrétienne.
La vision économique de La Tour du
Pin, bien loin de paraître une science isolée, s’allie
parfaitement aux rapports sociaux et politiques d’une société
inspirée et façonnée par la doctrine catholique. Il ne s’agit
pas de construire sur quelques abstractions, mais plutôt de
reconnaître les lois historiques qui font de l’homme ce qu’il
est, et ses besoins ce qu’ils sont. Étudiant particulièrement la
question agraire et ouvrière, il récuse les dogmes des libéraux
tels ceux de la propriété individuelle et de la liberté de
concurrence. Il explicite en même temps les justes coutumes de nos
ancêtres, telles la liberté testamentaire et celle d’association,
toutes deux abolies par la Révolution.
C’est sans aucune
circonvolution que La Tour du Pin s’en prend au capitalisme,
à ce système qui fit du XIXème siècle ce qu’il appelle le
siècle de l’Usure. Partant, il s’ensuit une exposition
rigoureuse de ce qu’est l’Usure, des multiples facettes de
l’Usure moderne – dont la spéculation – et de leurs effets
délétères, enfin, quelles solutions faudrait-il y apporter.
Il faut l’avouer, le
langage technique dont use l’auteur pour traiter la question
économique perdra par endroit les non-initiés comme nous-même. On
nous dira bien que la matière s’est plus encore complexifiée de
nos jours, certes, mais l’exemple que nous donne La Tour du Pin est
essentiel : c’est que les principes demeurent et qu’il est
possible d’œuvrer avec soin et de tous temps à leurs
applications. Le progrès n’est pas à rechercher parmi les
doctrines, mais dans les fruits qu’elles nous proposent. Peu
importe quels sont les défis qui surgiront à l’avenir, l’on
pourra toujours les aborder d’une façon traditionnelle,
c’est-à-dire en s’appuyant fermement sur les œuvres et
résolutions passées. Si les outils peuvent être nouveaux,
l’utilisation qu’on en fait ne l’est pas. Il n’a pas fallut
attendre l’industrialisation pour que certains aient commencé à
privilégier un meilleur rendement au détriment d’un travail bien
fait.
La Tour du Pin nous
résume bien les ressorts à l’origine d’une situation très
présente aujourd’hui :
« Or c’est sur
la spéculation que s’édifient maintenant les fortunes énormes
qui se formaient jadis plus lentement par l’Usure ; sur la
spéculation s’exerçant, soit au moyen d’opérations fictives,
soit au moyen d’accaparements, soit à l’aide des autres procédés
de combat propre au régime de la concurrence illimitée. La loi de
cette concurrence entraîne des répercussions à l’infini, comme
aussi en sens inverse des rétorsions, et l’Usure devient ainsi
l’âme du commerce.
« Comme le
commerce, à son tour, enveloppe de son réseau toute la vie
industrielle, celle-ci est tout entière, rien que de ce fait, livrée
à l’Usure ; alors que déjà la facilité des autres
placements usuraires dont nous avons parlé précédemment l’oblige
à subir également la loi de l’Usure pour attirer les capitaux
dont elle a besoin pour fonctionner. »
Le remède au
capitalisme et à l’Usure, selon La Tour du Pin, c’est la
corporation ! : « L’association de personnes et non
de capitaux est donc dans l’avenir qui doit voir l’Usure bannie
de l’agriculture et de l’industrie par une législation
fondamentalement opposée à l’individualisme et au capitalisme
dans l’une comme dans l’autre, sans avoir pour cela rien de
socialiste. »
Seulement, nous entendons dire :
qu’a de si spécial la corporation ?
Au régime antisocial
actuel, La Tour du Pin souhaite remplacer un régime corporatif,
c’est-à-dire éminemment social.
« Avant la
Révolution, disons-nous, l’organisation du travail était
corporative dans les ateliers et dans les manufactures. Elles ne
donnaient guère qu’aux maîtres voix au chapitre, mais tout
compagnon pouvait passer maître et trouvait en attendant une
protection suffisante de ses droits ; de plus il était
compagnon, c’est-à-dire convive du patron, goûtant
au même pain, souvent assis à la même table, et se considérait
comme de la famille professionnelle.
« Cette
organisation économique du régime corporatif jouait un rôle
considérable dans l’ordre social et même dans l’ordre
politique ; elle s’harmonisait parfaitement avec les mœurs
générales et les autres institutions publiques, parce qu’elle
était un produit des mêmes idées régnantes, de l’idée
religieuse et du principe aristocratique qui avaient formé la
société. Non pas que la corporation fut née forcément de la
confrérie, mais elles ne tardaient pas à se compénétrer dans un
temps où la religion était associée à tous les actes de la vie
publique comme de la vie privée. »
Cependant il faut préciser, la
question n’est pas juste de rétablir les corporations comme elles
étaient avant la Révolution, d’appliquer sans distinctions ni
compréhension un principe général, et de ne prendre en compte les
avancées techniques et les diversifications de notre époque.
« Autant donc nous repoussons
des formules générales arrêtées en commun, c’est-à-dire entre
incompétents, pour être appliquées indistinctement aux diverses
conditions de travail, autant nous croyons qu’il n’y a, pour
résoudre la question ouvrière, qu’à étudier dans chacune
d’elles les applications dont y est susceptible le principe du
régime corporatif. »
Pour résumer la
corporation, La Tour du Pin expose les principes et les pratiques qui
concourent à son origine :
« L’association entre tous
les agents d’une même entreprise, chacun à son rang, mais avec
garanties d’ascension professionnelle correspondant à la qualité
et à l’ancienneté des services ;
« Le patrimoine corporatif,
pour fournir cette partie complémentaire qui ajoute au pain de
chaque jour la sécurité du lendemain ;
« Le syndicat régional, qui
fournit seul le moyen de réaliser d’une manière suffisante les
deux premières institutions et toutes celles dont l’industrie a
besoin et auxquelles elle a droit dans un État bien constitué, en
première ligne la représentation des intérêts. »
« Le principe du régime
corporatif nous paraît consister dans la reconnaissance d’un droit
propre, tant à chaque membre de l’Association qu’à celle-ci
dans l’État et à l’État envers celle-ci. »
De même, justifiant
l’idée d’une législation chrétienne du travail qui emboîterait
le pas au régime corporatif, La Tour du Pin nous décrit les trois
conceptions de l’économie.
« Ainsi les uns
ne conçoivent comme principe économique que les transformations de
la lutte pour la vie, qui sont la loi de la matière organique. Les
autres ne songent qu’à la conservation et au bien-être de
l’espèce, ce qui est la tendance de l’animalité ; nous
enfin, nous concevons l’humanité comme vivant à l’état
organique de corps social, dont toutes les parties sont solidaires,
se prêtant par conséquent assistance entre elles, parce que c’est
leur loi de vie matérielle aussi bien que morale. »
C’est parce que la question sociale
ne saurait se contenter de la charité, de l’aumône suppléant à
la misère du pauvre4,
qu’il faut soutenir et favoriser des institutions sociales
autonomes capables de la résoudre.
« Mais ni le premier ni le
second mouvement de la charité ne firent faire grand pas à
l’apaisement de la question ouvrière, parce que si l’esprit de
charité est la condition de cet apaisement, l’esprit de justice
doit en poser le principe, et que ce principe est celui d’un ordre
social qui rétablisse organiquement dans les rapports de leurs
droits et de leurs devoirs réciproques les trois agents de la
production : le capitaliste, l’entrepreneur et l’ouvrier. Il
faut que le régime corporatif soit assez strict en ses mailles pour
ne pas enserrer que les deux derniers éléments, mais retenir aussi
le capital qui est au travail comme l’eau au poisson. Il faut donc
que ce régime soit constitué par une loi d’État, et non pas
seulement facultatif et livré à la seule bonne volonté des
intéressés les plus faibles par respect pour la liberté du plus
fort, le capitaliste. »
♣
Nous le pensons
sincèrement, la lecture de René de La Tour du Pin devrait
réconcilier les socialistes et les communistes avec eux-mêmes, pour
autant qu’ils soient de bonne volonté. Parce que ce n’est
certainement pas les principes antisociaux de la Révolution et de la
lutte des classes qui les ont convaincus, mais plutôt l’apparent
esprit de solidarité et de fraternité.
Bien peu s’en rendent compte, mais
c’est le travail acharné de Catholiques et royalistes peu suspects
de socialisme comme La Tour du Pin, qui a amené de nombreux acquis
sociaux revendiqués par les socialistes. C’est le cas du syndicat
(pâle figure de la corporation) qui sera permis en 1884. Ceux-ci ont
d’ailleurs le juste mot en accusant la Révolution d’avoir fait
reculer de trois quarts de siècle la législation sociale, parce que
les libertés redécouvertes tardivement au XIXème siècle ont
précédées de fort longtemps la Révolution. Comment donc ne pas
admirer un homme comme La Tour du Pin ? qui loin de se poser en
abstrait théoricien, fut un moment noble aventurier5
avant que de fonder sous l’égide du comte Albert de Mun l’Œuvre
des cercles catholiques d’ouvriers, ayant pour but de
soutenir tant moralement que matériellement les ouvriers, et
d’enquêter en parallèle sur les solutions économiques et
sociales qu’il fallait apporter. Ses analyses en effet ne doivent
pas être prises à la légère : une expérience et une
éducation aussi solides l’une que l’autre lui confèrent une
crédibilité très respectable.
L’originalité de
notre auteur, et ce qui le rallie de fait au courant
contre-révolutionnaire, c’est de n’accepter ni libéralisme ni
socialisme, et de n’y voir que deux conséquences logiques et
successives de la Révolution, ayant pour même principe
l’individualisme, c’est-à-dire la méconnaissance de la
Religion.
« Cela (l’esprit
de solidarité), l’école classique ne peut encore le comprendre :
détournée de l’observation par la spéculation, elle n’aperçoit
pas ce que c’est qu’une fonction sociale, et comme quoi ce n’est
presque jamais l’exercice d’un acte individuel et isolé, mais
bien celui d’un organisme là où elle ne voit qu’un mécanisme.
L’école socialiste fait, comme souvent, la même confusion,
quoiqu’avec des tendances opposées, mais ce même faux point de
départ, l’individualisme. Elle admet très bien que les ouvriers
d’une fabrique, par exemple, soient solidaires entre eux, mais pas
avec le patron. Les premiers ont ensemble, dit-elle, des intérêts
identiques, tandis qu’ils sont en lutte d’intérêts avec le
dernier. – C’est mal observé ; d’une part des intérêts
semblables ne sont pas pour cela des intérêts communs, et la preuve
en est que ces ouvriers se font forcément concurrence entre eux ;
d’autre part la quotité du salaire de chacun peut, en effet, être
l’objet d’un débat contradictoire avec le patron. Mais la
quantité du salaire que ce patron peut affecter à la main-d’œuvre
dépend de la prospérité de l’industrie, et crée bien un intérêt
commun entre tous les collaborateurs de l’entreprise, agents de la
même fonction sociale. »
La Tour du Pin
explique bien que le socialisme fut une conséquence, une réaction
au libéralisme ; celui-ci est pensé comme une nouvelle étape
au progrès, et n’a de ce fait aucune ancre historique et
traditionnelle. Il ne vaut que par rapport au libéralisme, mais ne
s’oppose pas à son principe profond : sans libéralisme
auquel s’affronter, le socialisme n’existerait pas, ses
revendications ne toucheraient plus personne.
« Le socialisme
ne naquit pas au moment où ces pratiques religieuses (celles du
moyen-âge) disparurent, ni même au moment où les institutions
qu’elles avaient soutenues firent place à celles de l’ancien
régime proprement dit, – nous appelons ainsi l’état politique
qui s’établit à peu près dans toute l’Europe de la paix de
Westphalie à la Révolution française. – Le socialisme naquit
plus tard des flancs de la société libérale, comme engendré par
ses pratiques non moins fatalement que par ses principes. Lorsqu’en
effet celle-ci eut fait de l’intérêt individuel le seul ressort
de l’activité humaine, et l’antagonisme de ces intérêts
soi-disant harmoniques la seule sauvegarde de la société, le corps
social commença de tomber en dissolution par le travail lent ou
violent de tous ceux à qui leur place n’y convenait plus,
c’est-à-dire des déclassés, et tous ceux qui n’y trouvaient
plus même aucune place, c’est-à-dire du prolétariat. »
L’auteur résume
finalement en quoi l’idéologie socialiste a l’avantage de la
situation et annonce qu’après le siècle du libéralisme lui
succédera celui du socialisme. Que doit être le XXIème siècle
alors ? question terrifiante s’il en est.
« Sortis de la même outre
d’Éole, des mêmes principes de 1789, ces deux
souffles qui se succèdent à si court intervalle dans l’histoire
courent néanmoins en sens contraire, le dernier paraissant devoir
emporter toutes les voiles mises selon le premier. La formule
socialiste – l’avènement du quatrième état –
remplace celle du soi-disant avènement du tiers état ; ce
n’est plus le drapeau tricolore, mais le drapeau rouge qu’arbore
la Révolution ; plus le cri d’ À bas la noblesse !,
mais d’ À bas la bourgeoisie ! qui s’élève
de ses rangs, car ce n’est plus seulement l’égalité en droit
qu’elle réclame, mais bien l’égalité en fait. – Tel est le
premier et le dernier mot du programme socialiste. »
La haute philosophie
du Marquis de La Tour du Pin, passant par la morale, l’économie,
l’histoire, s’arrête aussi sagement sur la politique. La
réorganisation politique du pays de manière organique –
c’est-à-dire faisant état de corps sociaux à la fois autonomes
et hiérarchisés –, la mise en place d’un régime représentatif
bien réelle comme de la décentralisation provinciale, la reprise de
la constitution nationale qui a fait la France – c’est-à-dire le
droit historique de la dynastie comme loi fondamentale du royaume et
le consentement du peuple à l’établissement de lois nouvelles et
à la fixation de l’impôt – ; voilà autant de sujets
traités minutieusement par l’auteur et qui se peuvent résumer en
une formule : « Le gouvernement direct du Roi en ses
Conseils, tempéré par la représentation du Peuple en ses États. »
♣
Vers
un ordre social chrétien – ou les Jalons de route
pour les connaisseurs – est donc un de ces livres de doctrines
fondamentaux. Celui qui s’intéresse aux questions sociales aussi
bien que le Chrétien sincère ne doit pas manquer de le lire ;
cet ouvrage constitue à lui seul un programme politique, social et
économique des plus intelligents, et autant qu’il exprime la
doctrine sociale de l’Église – c’est-à-dire à la moindre
page – il doit être revendiqué par les défenseurs de celle-ci.
Pour
la Vérité !
Lars
Sempiter
2. Pour ce qui est de savoir ce qu’est le mouvement que nous appelons
contre-Révolution, se reporter à l’article :
Les
principes de la contre-Révolution.
3. Cette définition de la fin de la société comme étant celle du bien
commun tranche nettement avec la conception révolutionnaire, qui
est celle du bien individuel.
4. Notre-Seigneur Jésus-Christ ne nous a pas servi le mensonge facile qui consiste à
dire que la justice doit faire disparaître la pauvreté, comme le
veulent les socialistes. Au contraire, Il nous a dit qu’il y
aurait toujours des pauvres, et que par conséquent le devoir et le
salut des plus riches se trouvent dans l’aide qu’ils leur
accordent. Néanmoins, pauvre ne signifie pas précaire. Et il n’est
que stricte justice que chaque homme puisse subvenir à son besoin
et à celui de sa famille. L’aumône ne peut être un remède à
l’injustice, mais le palliatif aux circonstances difficiles et
malheureuses qui sont le lot d’ici-bas, et auxquelles la pauvreté
rend particulièrement vulnérable.
5. Le colonel René de La Tour du Pin, Marquis de la Charce, fut militaire
et grand voyageur. Pour en savoir plus sur la vie de ce grand homme,
nous vous conseillons de lire cette brochure très complète :
René
de La Tour du Pin, un analyste supérieur à Karl Marx.
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