mercredi 23 septembre 2015

Vers un ordre social chrétien

Tel est le titre du noble ouvrage1 – par trop méconnu – du Marquis René de La Tour du Pin. L’auteur, qui est l’une des plus grandes figures du catholicisme social, courant qui eut son apogée à la fin du XIXème siècle, a écrit de nombreux articles de circonstances au cours de sa vie parmi lesquels les meilleurs figurent dans ce livre. Et nous comptons bien dépoussiérer cela pour nos chers esprits modernes, qui n’ont peut-être jamais entendu parler de ce penseur.
La Tour du Pin en un mot, c’est l’économiste de la contre-Révolution2. Sa spécialité : la manière précise et complète dont il traite de la corporation, et comment il en fait un des outils majeurs d’une restauration économique, sociale et politique. Son combat l’a mené à étudier les divers aspects de la société, en réfutant les nombreuses erreurs de son siècle et de celui à venir, tout en explicitant avec brio que c’est l’accord et non le refus d’avec les vérités éternelles qui permet l’établissement du bien commun, c’est-à-dire la fin3 même de la société.
Ainsi, nous allons naturellement nous pencher sur quelques-uns de ces angles d’attaque, et livrer quelques traits intéressants.


Ce que la philosophie de la Révolution apporta rapidement – et même avant la Révolution proprement dite –, c’est le libéralisme en économie. Or voilà exactement le terrain où La Tour du Pin n’hésite pas à s’affirmer, en dénonçant les méfaits dont le libéralisme fut la cause, et exposant les principes inverses forts oubliés, c’est-à-dire la justice sociale et la charité chrétienne.
La vision économique de La Tour du Pin, bien loin de paraître une science isolée, s’allie parfaitement aux rapports sociaux et politiques d’une société inspirée et façonnée par la doctrine catholique. Il ne s’agit pas de construire sur quelques abstractions, mais plutôt de reconnaître les lois historiques qui font de l’homme ce qu’il est, et ses besoins ce qu’ils sont. Étudiant particulièrement la question agraire et ouvrière, il récuse les dogmes des libéraux tels ceux de la propriété individuelle et de la liberté de concurrence. Il explicite en même temps les justes coutumes de nos ancêtres, telles la liberté testamentaire et celle d’association, toutes deux abolies par la Révolution.

C’est sans aucune circonvolution que La Tour du Pin s’en prend au capitalisme, à ce système qui fit du XIXème siècle ce qu’il appelle le siècle de l’Usure. Partant, il s’ensuit une exposition rigoureuse de ce qu’est l’Usure, des multiples facettes de l’Usure moderne – dont la spéculation – et de leurs effets délétères, enfin, quelles solutions faudrait-il y apporter.
Il faut l’avouer, le langage technique dont use l’auteur pour traiter la question économique perdra par endroit les non-initiés comme nous-même. On nous dira bien que la matière s’est plus encore complexifiée de nos jours, certes, mais l’exemple que nous donne La Tour du Pin est essentiel : c’est que les principes demeurent et qu’il est possible d’œuvrer avec soin et de tous temps à leurs applications. Le progrès n’est pas à rechercher parmi les doctrines, mais dans les fruits qu’elles nous proposent. Peu importe quels sont les défis qui surgiront à l’avenir, l’on pourra toujours les aborder d’une façon traditionnelle, c’est-à-dire en s’appuyant fermement sur les œuvres et résolutions passées. Si les outils peuvent être nouveaux, l’utilisation qu’on en fait ne l’est pas. Il n’a pas fallut attendre l’industrialisation pour que certains aient commencé à privilégier un meilleur rendement au détriment d’un travail bien fait.
La Tour du Pin nous résume bien les ressorts à l’origine d’une situation très présente aujourd’hui :
« Or c’est sur la spéculation que s’édifient maintenant les fortunes énormes qui se formaient jadis plus lentement par l’Usure ; sur la spéculation s’exerçant, soit au moyen d’opérations fictives, soit au moyen d’accaparements, soit à l’aide des autres procédés de combat propre au régime de la concurrence illimitée. La loi de cette concurrence entraîne des répercussions à l’infini, comme aussi en sens inverse des rétorsions, et l’Usure devient ainsi l’âme du commerce.
« Comme le commerce, à son tour, enveloppe de son réseau toute la vie industrielle, celle-ci est tout entière, rien que de ce fait, livrée à l’Usure ; alors que déjà la facilité des autres placements usuraires dont nous avons parlé précédemment l’oblige à subir également la loi de l’Usure pour attirer les capitaux dont elle a besoin pour fonctionner. »
Le remède au capitalisme et à l’Usure, selon La Tour du Pin, c’est la corporation ! : « L’association de personnes et non de capitaux est donc dans l’avenir qui doit voir l’Usure bannie de l’agriculture et de l’industrie par une législation fondamentalement opposée à l’individualisme et au capitalisme dans l’une comme dans l’autre, sans avoir pour cela rien de socialiste. »
Seulement, nous entendons dire : qu’a de si spécial la corporation ?

Au régime antisocial actuel, La Tour du Pin souhaite remplacer un régime corporatif, c’est-à-dire éminemment social.
« Avant la Révolution, disons-nous, l’organisation du travail était corporative dans les ateliers et dans les manufactures. Elles ne donnaient guère qu’aux maîtres voix au chapitre, mais tout compagnon pouvait passer maître et trouvait en attendant une protection suffisante de ses droits ; de plus il était compagnon, c’est-à-dire convive du patron, goûtant au même pain, souvent assis à la même table, et se considérait comme de la famille professionnelle.
« Cette organisation économique du régime corporatif jouait un rôle considérable dans l’ordre social et même dans l’ordre politique ; elle s’harmonisait parfaitement avec les mœurs générales et les autres institutions publiques, parce qu’elle était un produit des mêmes idées régnantes, de l’idée religieuse et du principe aristocratique qui avaient formé la société. Non pas que la corporation fut née forcément de la confrérie, mais elles ne tardaient pas à se compénétrer dans un temps où la religion était associée à tous les actes de la vie publique comme de la vie privée. »
Cependant il faut préciser, la question n’est pas juste de rétablir les corporations comme elles étaient avant la Révolution, d’appliquer sans distinctions ni compréhension un principe général, et de ne prendre en compte les avancées techniques et les diversifications de notre époque.
« Autant donc nous repoussons des formules générales arrêtées en commun, c’est-à-dire entre incompétents, pour être appliquées indistinctement aux diverses conditions de travail, autant nous croyons qu’il n’y a, pour résoudre la question ouvrière, qu’à étudier dans chacune d’elles les applications dont y est susceptible le principe du régime corporatif. »

Pour résumer la corporation, La Tour du Pin expose les principes et les pratiques qui concourent à son origine :
« L’association entre tous les agents d’une même entreprise, chacun à son rang, mais avec garanties d’ascension professionnelle correspondant à la qualité et à l’ancienneté des services ;
« Le patrimoine corporatif, pour fournir cette partie complémentaire qui ajoute au pain de chaque jour la sécurité du lendemain ;
« Le syndicat régional, qui fournit seul le moyen de réaliser d’une manière suffisante les deux premières institutions et toutes celles dont l’industrie a besoin et auxquelles elle a droit dans un État bien constitué, en première ligne la représentation des intérêts. »
« Le principe du régime corporatif nous paraît consister dans la reconnaissance d’un droit propre, tant à chaque membre de l’Association qu’à celle-ci dans l’État et à l’État envers celle-ci. »

De même, justifiant l’idée d’une législation chrétienne du travail qui emboîterait le pas au régime corporatif, La Tour du Pin nous décrit les trois conceptions de l’économie.
« Ainsi les uns ne conçoivent comme principe économique que les transformations de la lutte pour la vie, qui sont la loi de la matière organique. Les autres ne songent qu’à la conservation et au bien-être de l’espèce, ce qui est la tendance de l’animalité ; nous enfin, nous concevons l’humanité comme vivant à l’état organique de corps social, dont toutes les parties sont solidaires, se prêtant par conséquent assistance entre elles, parce que c’est leur loi de vie matérielle aussi bien que morale. »
C’est parce que la question sociale ne saurait se contenter de la charité, de l’aumône suppléant à la misère du pauvre4, qu’il faut soutenir et favoriser des institutions sociales autonomes capables de la résoudre.
« Mais ni le premier ni le second mouvement de la charité ne firent faire grand pas à l’apaisement de la question ouvrière, parce que si l’esprit de charité est la condition de cet apaisement, l’esprit de justice doit en poser le principe, et que ce principe est celui d’un ordre social qui rétablisse organiquement dans les rapports de leurs droits et de leurs devoirs réciproques les trois agents de la production : le capitaliste, l’entrepreneur et l’ouvrier. Il faut que le régime corporatif soit assez strict en ses mailles pour ne pas enserrer que les deux derniers éléments, mais retenir aussi le capital qui est au travail comme l’eau au poisson. Il faut donc que ce régime soit constitué par une loi d’État, et non pas seulement facultatif et livré à la seule bonne volonté des intéressés les plus faibles par respect pour la liberté du plus fort, le capitaliste. »


Nous le pensons sincèrement, la lecture de René de La Tour du Pin devrait réconcilier les socialistes et les communistes avec eux-mêmes, pour autant qu’ils soient de bonne volonté. Parce que ce n’est certainement pas les principes antisociaux de la Révolution et de la lutte des classes qui les ont convaincus, mais plutôt l’apparent esprit de solidarité et de fraternité.
Bien peu s’en rendent compte, mais c’est le travail acharné de Catholiques et royalistes peu suspects de socialisme comme La Tour du Pin, qui a amené de nombreux acquis sociaux revendiqués par les socialistes. C’est le cas du syndicat (pâle figure de la corporation) qui sera permis en 1884. Ceux-ci ont d’ailleurs le juste mot en accusant la Révolution d’avoir fait reculer de trois quarts de siècle la législation sociale, parce que les libertés redécouvertes tardivement au XIXème siècle ont précédées de fort longtemps la Révolution. Comment donc ne pas admirer un homme comme La Tour du Pin ? qui loin de se poser en abstrait théoricien, fut un moment noble aventurier5 avant que de fonder sous l’égide du comte Albert de Mun l’Œuvre des cercles catholiques d’ouvriers, ayant pour but de soutenir tant moralement que matériellement les ouvriers, et d’enquêter en parallèle sur les solutions économiques et sociales qu’il fallait apporter. Ses analyses en effet ne doivent pas être prises à la légère : une expérience et une éducation aussi solides l’une que l’autre lui confèrent une crédibilité très respectable.

L’originalité de notre auteur, et ce qui le rallie de fait au courant contre-révolutionnaire, c’est de n’accepter ni libéralisme ni socialisme, et de n’y voir que deux conséquences logiques et successives de la Révolution, ayant pour même principe l’individualisme, c’est-à-dire la méconnaissance de la Religion.
« Cela (l’esprit de solidarité), l’école classique ne peut encore le comprendre : détournée de l’observation par la spéculation, elle n’aperçoit pas ce que c’est qu’une fonction sociale, et comme quoi ce n’est presque jamais l’exercice d’un acte individuel et isolé, mais bien celui d’un organisme là où elle ne voit qu’un mécanisme. L’école socialiste fait, comme souvent, la même confusion, quoiqu’avec des tendances opposées, mais ce même faux point de départ, l’individualisme. Elle admet très bien que les ouvriers d’une fabrique, par exemple, soient solidaires entre eux, mais pas avec le patron. Les premiers ont ensemble, dit-elle, des intérêts identiques, tandis qu’ils sont en lutte d’intérêts avec le dernier. – C’est mal observé ; d’une part des intérêts semblables ne sont pas pour cela des intérêts communs, et la preuve en est que ces ouvriers se font forcément concurrence entre eux ; d’autre part la quotité du salaire de chacun peut, en effet, être l’objet d’un débat contradictoire avec le patron. Mais la quantité du salaire que ce patron peut affecter à la main-d’œuvre dépend de la prospérité de l’industrie, et crée bien un intérêt commun entre tous les collaborateurs de l’entreprise, agents de la même fonction sociale. »
La Tour du Pin explique bien que le socialisme fut une conséquence, une réaction au libéralisme ; celui-ci est pensé comme une nouvelle étape au progrès, et n’a de ce fait aucune ancre historique et traditionnelle. Il ne vaut que par rapport au libéralisme, mais ne s’oppose pas à son principe profond : sans libéralisme auquel s’affronter, le socialisme n’existerait pas, ses revendications ne toucheraient plus personne.
« Le socialisme ne naquit pas au moment où ces pratiques religieuses (celles du moyen-âge) disparurent, ni même au moment où les institutions qu’elles avaient soutenues firent place à celles de l’ancien régime proprement dit, – nous appelons ainsi l’état politique qui s’établit à peu près dans toute l’Europe de la paix de Westphalie à la Révolution française. – Le socialisme naquit plus tard des flancs de la société libérale, comme engendré par ses pratiques non moins fatalement que par ses principes. Lorsqu’en effet celle-ci eut fait de l’intérêt individuel le seul ressort de l’activité humaine, et l’antagonisme de ces intérêts soi-disant harmoniques la seule sauvegarde de la société, le corps social commença de tomber en dissolution par le travail lent ou violent de tous ceux à qui leur place n’y convenait plus, c’est-à-dire des déclassés, et tous ceux qui n’y trouvaient plus même aucune place, c’est-à-dire du prolétariat. »
L’auteur résume finalement en quoi l’idéologie socialiste a l’avantage de la situation et annonce qu’après le siècle du libéralisme lui succédera celui du socialisme. Que doit être le XXIème siècle alors ? question terrifiante s’il en est.
« Sortis de la même outre d’Éole, des mêmes principes de 1789, ces deux souffles qui se succèdent à si court intervalle dans l’histoire courent néanmoins en sens contraire, le dernier paraissant devoir emporter toutes les voiles mises selon le premier. La formule socialiste – l’avènement du quatrième état – remplace celle du soi-disant avènement du tiers état ; ce n’est plus le drapeau tricolore, mais le drapeau rouge qu’arbore la Révolution ; plus le cri d’ À bas la noblesse !, mais d’ À bas la bourgeoisie ! qui s’élève de ses rangs, car ce n’est plus seulement l’égalité en droit qu’elle réclame, mais bien l’égalité en fait. – Tel est le premier et le dernier mot du programme socialiste. »

La haute philosophie du Marquis de La Tour du Pin, passant par la morale, l’économie, l’histoire, s’arrête aussi sagement sur la politique. La réorganisation politique du pays de manière organique – c’est-à-dire faisant état de corps sociaux à la fois autonomes et hiérarchisés –, la mise en place d’un régime représentatif bien réelle comme de la décentralisation provinciale, la reprise de la constitution nationale qui a fait la France – c’est-à-dire le droit historique de la dynastie comme loi fondamentale du royaume et le consentement du peuple à l’établissement de lois nouvelles et à la fixation de l’impôt – ; voilà autant de sujets traités minutieusement par l’auteur et qui se peuvent résumer en une formule : « Le gouvernement direct du Roi en ses Conseils, tempéré par la représentation du Peuple en ses États. »


Vers un ordre social chrétien – ou les Jalons de route pour les connaisseurs – est donc un de ces livres de doctrines fondamentaux. Celui qui s’intéresse aux questions sociales aussi bien que le Chrétien sincère ne doit pas manquer de le lire ; cet ouvrage constitue à lui seul un programme politique, social et économique des plus intelligents, et autant qu’il exprime la doctrine sociale de l’Église – c’est-à-dire à la moindre page – il doit être revendiqué par les défenseurs de celle-ci.

Pour la Vérité !
Lars Sempiter


1. Le livre en question est téléchargeable en pdf sur notre site, dans la rubrique bibliothèque.

2. Pour ce qui est de savoir ce qu’est le mouvement que nous appelons contre-Révolution, se reporter à l’article : Les principes de la contre-Révolution.

3. Cette définition de la fin de la société comme étant celle du bien commun tranche nettement avec la conception révolutionnaire, qui est celle du bien individuel.

4. Notre-Seigneur Jésus-Christ ne nous a pas servi le mensonge facile qui consiste à dire que la justice doit faire disparaître la pauvreté, comme le veulent les socialistes. Au contraire, Il nous a dit qu’il y aurait toujours des pauvres, et que par conséquent le devoir et le salut des plus riches se trouvent dans l’aide qu’ils leur accordent. Néanmoins, pauvre ne signifie pas précaire. Et il n’est que stricte justice que chaque homme puisse subvenir à son besoin et à celui de sa famille. L’aumône ne peut être un remède à l’injustice, mais le palliatif aux circonstances difficiles et malheureuses qui sont le lot d’ici-bas, et auxquelles la pauvreté rend particulièrement vulnérable.

5. Le colonel René de La Tour du Pin, Marquis de la Charce, fut militaire et grand voyageur. Pour en savoir plus sur la vie de ce grand homme, nous vous conseillons de lire cette brochure très complète : René de La Tour du Pin, un analyste supérieur à Karl Marx.

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