jeudi 3 septembre 2015

Réalisme et scepticisme

Aussi loin qu’on puisse remonter, la philosophie apparaît comme un legs de la Grèce antique aux jeunes civilisations. Et quoique l’on ne puisse y établir sa naissance, elle y crût lors comme à l’âge de l’enfance. On présume que c’est Platon qui en donna le premier l’organisation sous la forme d’une triple partition : La Physique, l’Éthique (ou la Morale), la Dialectique (ou la Logique). Sauf le domaine de la Métaphysique, ces catégories devaient suffire à décrire complètement la philosophie, en faisant découler au besoin divers concepts. Comme si de ces trois sources l’on obtenait tous les affluents de la terre.
À l’époque, la science n’était qu’une sous-partie de la philosophie, ce n’est que très tard dans l’histoire qu’on les en distingua – de fait, cette distinction ne consiste rien de plus qu’en un artifice : comme si l’on pouvait pratiquer la science sans être guidé par une quelconque doctrine philosophique !

Ainsi, chaque école philosophique adopte une position particulière dans les catégories énoncées, se souciant parfois plus de l’une que de l’autre. Cependant, c’est la troisième division qui fait ici l’objet de notre intérêt, et sur laquelle nous aimerions nous étendre ; nous l’appellerons plutôt Épistémologie, car étant plus général et embrassant à notre sens la logique et la dialectique. Puisque la dialectique est l’art de raisonner, de parvenir au vrai, celle-ci ne peut être avant l’épistémologie1 qui est l’étude des connaissances, de leur formation dans l’esprit humain. Science de la science, résumée par une simple mais fondamentale question : d’où et comment vient la connaissance ?
C’est en ce domaine que nous analyserons deux positions philosophiques adverses – le réalisme et le scepticisme –, en prenant prétexte de l’ouvrage Les Académiques de Cicéron qui retrace la doctrine de l’Académie et son évolution au gré des disputes avec les Stoïciens notamment.


Les Académiques


Avant de se consacrer pleinement à la philosophie, Cicéron fut d’abord un homme politique romain d’une réelle importance. Ses ouvrages se situent dans le premier siècle avant Jésus-Christ, époque où la philosophie – apanage de la Grèce – commence à imprégner sérieusement la vie romaine, et conséquemment à se romaniser elle-même. Sans toutefois faire profession2 de philosophie, Cicéron se rattache clairement à l’Académie, dont Platon fut le fondateur. Mais déjà les complications apparaissent, car l’on conçoit deux périodes plus ou moins distinctes qu’on appellent Ancienne puis Nouvelle Académie. Reste que les Scolarques3 de la Nouvelle Académie se revendiquent tous à divers degrés de l’Ancienne. C’est pourtant dans cette seconde phase que s’affirme clairement la position sceptique de l’Académie, supposément présente et majoritaire dans la tradition philosophique. Et leurs grands adversaires sur cette question sont les Stoïciens – qu’ils aiment appeler dogmatiques – dont l’école est le Portique.

Arcésilas, Scolarque de l’Académie et à partir duquel on discerne la Nouvelle de l’Ancienne, érige en principe fondamental le fait qu’il n’y a rien de sûr que l’on puisse savoir. Celui-ci n’accordait même pas à Socrate la fameuse connaissance de sa propre ignorance. Par conséquent, le Sage pour lui doit constamment suspendre son assentiment, ce afin de ne tomber dans l’erreur. Cependant, au fil du temps et face aux rudes arguments des Stoïciens, la doctrine de l’Académie périclite, elle perd de son intransigeance, et fini par reconnaître l’existence d’une vérité4, que l’on ne pourrait toutefois saisir.
Viens Antiochus d’Ascalon, le syncrétique et dernier Scolarque de l’Académie, et qui se concilie plutôt bien les vues stoïciennes, arguant que la doctrine du Portique diffère par la forme plus que par le fond d’avec l’Académie5. La thèse d’Antiochus, que combattra l’auteur, est le point d’articulation des Académiques.

Cicéron s’exprime par l’intermédiaire de dialogues fictifs entretenus par ses personnages, réels6, dont il se sert comme interlocuteurs. Ainsi, après une esquisse du scepticisme académicien – qui commence par une chronologie permettant de le situer dans la tradition philosophique –, le personnage de Lucullus intervient pour mener une réfutation en règle, ce avec comme renfort les principaux arguments stoïciens. Le discours est sensé, engageant, et ne dénote aucune mauvaise foi chez l’auteur qui ne nous présente pas un artifice d’opposition. C’est ensuite que Cicéron, dans son propre personnage, vient répondre aux objections de son contradicteur et, selon lui, confirmer la position sceptique.
Une précision capitale est finalement établie par Cicéron afin de contrer Lucullus : celle de la notion de probable, introduite par Carnéade7. Du précepte annonçant qu’aucune certitude ne peut être atteinte, il en ressortait que le Sage ne pouvait assentir à rien, qu’il suspendait son assentiment en toute occasion, ne voulant se tromper. Ne pouvant dès lors prendre une décision, comment l’action serait envisageable ? C’était la critique stoïcienne. En introduisant une conception probabiliste, Carnéade résolvait le problème. Le Sage n’assentissait pas avec certitude, mais pouvait choisir telle opinion, la considérant probable tout en sachant qu’il ne peut en être sûr, préservant ainsi sa doctrine.

La position chrétienne


Maintenant, il s’agit de se poser la véritable question, la seule digne de notre intérêt : que nous indique la doctrine du Christianisme ? Entre réalisme et scepticisme, deux systèmes inconciliables, quel est le juste choix ?
La clef de notre discours sur le fondement de la connaissance – et c’est la même pour Les Académiques – c’est celle des sens. Selon l’adage connu, rien que je ne sache qui n’ait d’abord passé par mes sens. Quelle est alors la ligne de démarcation entre le réalisme et le scepticisme ? Selon le premier, la représentation que nous transmet les sens est vrai, c’est-à-dire qu’elle décrit correctement la réalité. Le second soutient le contraire. Voyons ce qui vient appuyer l’une ou l’autre proposition, et examinons là où fléchit la balance.

Cicéron nous explique que les sens sont faussés, et que par le simple exemple de la rame en apparence brisée dans l’eau, nous devons nous défier de ceux-ci. Les sens sont loin d’être parfaits argue-t-il, comment s’ils nous trompent dans une situation ne le pourraient-ils pas dans une autre ? Comment pourraient-ils être fiables ? Mais il y a une subtilité à laquelle Cicéron ne prête pas attention, et qui retourne tout le raisonnement.
La fausseté, l’illusion de la rame brisée vient-elle vraiment des sens ? ou plutôt est-elle produite par un phénomène dont les sens se font l’intermédiaire ? Ainsi, bien loin de nous tromper, ceux-ci nous amènent à la perception d’une manifestation particulière de la lumière, nous révélant par le biais d’une apparente incongruité certaines de ses propriétés. Il ne tient qu’à nous d’être dupe ou non de l’illusion d’optique. Le bon sens en l’état ne réside point dans les sens, mais dans l’expérience. Expérience qui, selon son amplitude, nous donne la capacité d’user correctement de notre jugement. Un jugement erroné fera plutôt preuve de notre ignorance que de la fourberie de nos sens. Si la vue de la rame nous exemptait de son apparence illusoire, alors nos sens passeraient à coté de la réalité d’un phénomène optique, et seraient pour le coup bien trompeurs.
Certes, le cas de la rame est par trop connu, et il doit exister maints exemples où le phénomène illusoire est totalement méconnu, c’est-à-dire que l’on ne pourrait facilement percevoir l’illusion. Cela ne change pourtant rien au fait que la réalité dépasse le connu. De plus, l’évidence que les sens ont des limites tout autant que l’expérience, cela ne heurte aucunement la position réaliste. Il est sot de vouloir faire du philosophe réaliste un homme croyant tout savoir et jugeant sans cesse péremptoirement des choses. Si les sceptiques mettent la fausseté dans les sens, c’est jusqu’à preuve du contraire un postulat injustifié, et au moins d’après ses conséquences désastreuses, que l’on doit tenir pour injustifiable.

Postulat de même, se trouve être le précepte agnostique ; car si rien ne peut être su avec certitude, comment peut-on finalement adopter le principe même qui le dit. Est-ce vraiment plus heureux de sortir de ce paradoxe en concédant audit principe une forte probabilité ? Cicéron le pense, mais il n’est plus là pour nous expliquer en quoi ne rien savoir est plus probable que de savoir ; cela vaut mieux pour lui.
L’utilisation faite de cette notion de probable – supplantant la certitude dont on cherche à se débarrasser – est quelque peu vicieuse. En effet, pour concevoir le probable il faut d’abord avoir connu la certitude ; puisque pour décider notre jugement, la meilleure probabilité sera ce qui a le plus de chance d’être certain, ce qui se rapproche donc le plus de la certitude. L’on ne peut admettre que cette idée de la certitude soit innée et qu’elle n’ait aucune sorte d’application directe. L’homme aura donc une panoplie de jugements dont il est sûr, et sur lesquels il s’appuiera : soit pour atteindre une nouvelle certitude, soit pour considérer sous l’angle de la probabilité de nombreux autres objets. C’est ainsi que la science se déploie. Le probable se déduit donc de la certitude, c’est parce que l’on est certain d’une chose, que l’on peut dire d’une autre qu’elle est probable ou non. On nous demandera comment l’homme peut-il apprendre a être certain. Nous répondrons par les sens, eux-mêmes qui lui font apercevoir une cohérence et un ordre dans le monde, ou qui lui font sentir sa propre existence.



Si de nos jours le scepticisme antique n’est plus vraiment professé, l’idéalisme moderne en est le rejeton. Pour celui-ci, la vérité est possible dans le cadre de la représentation, c’est-à-dire qu’en place de la confiance accordée au sens, s’établit l’unique assurance dans les constructions intellectuelles. Certains pensent alors que la réalité – c’est-à-dire le fondement à partir duquel tout édifice est possible – ne se trouve non pas hors l’homme, mais en lui. La représentation ne serait plus le reflet d’une réalité extérieure, puisque les sens ne peuvent donner aucune indication sur les objets qui les excitent, mais elle constituerait à elle seule une réalité intérieure, dont nous serions au final possesseur. L’idéalisme ne tombe pourtant pas dans l’écueil du solipsisme8 ; il affirme que l’on ne peut assurément rien dire de l’objet nous affectant, sauf en ce qui concerne son existence.
En revanche, on comprend aisément qu’en admettant ce repli épistémologique sur soi-même, l’on participe de l’individualisme. Terrible erreur ! qui porte fatalement sur le domaine de la Morale et de la Physique. En Morale, elle empêche de saisir les sentiments humains. L’affection qu’éprouve pour nous un être cher ne sera véritablement déchiffrée que dans l’effet qu’elle nous procure. Mais les sens décrivant tel sentiment pourrait bien nous représenter autre chose que ce qui est, c’est-à-dire que ce qui est ressenti par autrui. Voilà une des conséquences de cette position philosophique.

Au final, pour le Chrétien la question ne se pose guère. Contemplant la Création et adorant son Créateur, il sait que le Bon Dieu n’a pu imposer à l’homme des sens trompeurs et de ce fait une représentation biaisée. Le réalisme épistémologique est intrinsèque au Christianisme, et s’étend en fait à la simplicité. Moins l’on en parle, plus il semble évident. Si sa tradition remonte au moins jusqu’à Aristote, c’est à partir de Saint Thomas d’Aquin et du réalisme qu’on appelle thomiste, que s’assure complètement la position philosophique de l’Église. Inutile ici de signaler toute une kyrielle de noms faisant autorité, puisque cette position fut si commune et naturelle, qu’elle s’affirme comme le fondement des sciences et des sociétés.
Qui irait mettre en doute les sens, et verser dans une vaine complexité, sans pour autant avoir la moindre preuve de ce qu’il avance ? Ce qui fini d’accabler le philosophe non-réaliste, c’est qu’il ne devient ce qu’il est que par reniement d’un réalisme au moins inconscient. Ainsi, il tiendra pour faux sa pensée et ses connaissances précédentes, sachant pourtant que son présent jugement ne peut qu’irrémédiablement s’appuyer sur celles-ci – seules les connaissances acquises par son réalisme peuvent décider de son changement de doctrine. Pour échapper à cette contradiction, il aurait fallu rendre possible l’inertie de la pensée.

Si au lieu que l’ordre de l’univers s’imprime en l’homme, l’ordre que nous nous représentons est indépendant de la nature de l’univers ; alors d’où vient que nous concevons l’ordre ? En refusant toute transcendance à l’homme, tout principe extérieur venant à le former, l’idéalisme prétend expliquer celui-ci en en faisant une sorte de monade ; logiquement, c’est admettre que l’homme ne dépend que de lui-même, que tout son besoin est en son propre, qu’il assure seul sa subsistance. Péché d’orgueil ! Péché insondable, qui de l’enfer fit la demeure de Lucifer ! Et dont les conséquences funestes, toujours actuelles, se font sentir à travers ce qui reste de société. Ou en un mot : Je suis mon Dieu.
Voilà peut-être que nous touchons en plein la cause de cette posture, disons plutôt, imposture philosophique : Le refus de Dieu. Car en ayant pour principe que nul ne peut appréhender la réalité, il est facile de nier l’ordre réel de l’univers, et donc par là même l’intelligence suprême et ordonnatrice, cause de celui-ci. Cicéron l’avoue faiblement : « Oui ! il (Straton, philosophe de la nature qui se passe d’une origine divine pour expliquer l’univers) délivre Dieu d’un grand travail, et moi d’une grande crainte ! Qui, en effet, pourrait croire qu’un Dieu s’occupe de lui, sans trembler d’effroi jour et nuit à l’idée du divin pouvoir et sans redouter, s’il lui arrive un malheur – mais à qui n’en arrive-t-il pas ! –, de l’avoir mérité ? » Que retient-on, en effet, si ce n’est qu’il est plus facile, qu’il est lâche en vérité, de n’avoir à penser ni à son jugement, ni au compte à rendre de tous nos actes et pensées.

Pour conclure, il nous est désormais bien évident qu’entre réalisme et scepticisme épistémologiques, il existe une rupture totale. Or l’on comprend aisément que c’est sur la doctrine de la connaissance, que se fondent les diverses autres doctrines qui composent le reste de la philosophie. Ainsi, c’est la même bataille qui s’engendre sur le terrain de la philosophie politique, et qui fera sûrement l’objet de prochains articles de notre part. Mais si l’on cherche définitivement un terme à cette querelle, c’est avec comme fer de lance le domaine épistémologique, source des autres, qu’il faut procéder.

Pour la Vérité !
Lars Sempiter.


1. Le mot épistémologie se compose du Grec epistếmê traduit par le terme de science dans son sens le plus général, et de lόgos signifiant discours.

2. En ce temps, philosophe était un métier. Ceux-ci, s’établissant au préalable dans une école, enseignaient surtout et défendaient, consolidaient la doctrine à laquelle ils étaient associés.

3. Chef et détenteur d’une école philosophique, censé défendre et préserver la doctrine reçue des anciens maîtres de l’école.

4. C’est Philon de Larissa, le maître d’Antiochus, qui concéda la notion de vérité.

5. C’est de l’Académie que sortirent Aristote et Zénon, respectivement fondateurs du Lycée (les Péripatéticiens) et du Portique (les Stoïciens).

6. À la manière de Platon, Cicéron utilise des personnalités romaines bien réelles, dont lui-même – et peut-être aussi quelques situations – avec lesquelles il noue ses dialogues, faisant dire ce qu’il veut à chacun.

7. Carnéade est un des Scolarques de la Nouvelle Académie, maître de Philon.

8. Le solipsisme est la forme la plus extrême de scepticisme, et qui va jusqu’à nier toute existence hors de nous-même.

1 commentaire:

  1. Deux remarques:1 Selon Etienne Gilson,philosophe thomiste,la metahysique ou philosophie première commence avec Parménide et le premier vers de son célèbre Poème:"Insensé est celui qui dit que le non-être est"-voir son bref ouvrage chez Vrin:"de quelques constantes de la philosophie de l'être" (ou à peu près ) et donc avant Platon.
    2 Dans la bagarre, vous oubliez l'idéalisme dont le fondateur est Platon comme vous oubliez le Lycée d'Aristote qui se retourne contre son maître.Mais j'ai lu ailleurs que vous vous y référiez abondamment et à juste titre.
    Pour la présentation de votre sire,chapeau!Comment avez-vous donc pu faire?Amicalement!

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