Aussi loin qu’on puisse remonter,
la philosophie apparaît comme un legs de la Grèce antique aux
jeunes civilisations. Et quoique l’on ne puisse y établir sa
naissance, elle y crût lors comme à l’âge de l’enfance. On
présume que c’est Platon qui en donna le premier l’organisation
sous la forme d’une triple partition : La Physique, l’Éthique
(ou la Morale), la Dialectique (ou la Logique). Sauf le domaine de la
Métaphysique, ces catégories devaient suffire à décrire
complètement la philosophie, en faisant découler au besoin divers
concepts. Comme si de ces trois sources l’on obtenait tous les
affluents de la terre.
À l’époque, la science n’était
qu’une sous-partie de la philosophie, ce n’est que très tard
dans l’histoire qu’on les en distingua – de fait, cette
distinction ne consiste rien de plus qu’en un artifice : comme
si l’on pouvait pratiquer la science sans être guidé par une
quelconque doctrine philosophique !
Ainsi, chaque école philosophique
adopte une position particulière dans les catégories énoncées, se
souciant parfois plus de l’une que de l’autre. Cependant, c’est
la troisième division qui fait ici l’objet de notre intérêt, et
sur laquelle nous aimerions nous étendre ; nous l’appellerons
plutôt Épistémologie, car étant plus général et embrassant à
notre sens la logique et la dialectique. Puisque la dialectique est
l’art de raisonner, de parvenir au vrai, celle-ci ne peut être
avant l’épistémologie1
qui est l’étude des connaissances, de leur formation dans l’esprit
humain. Science de la science, résumée par une simple mais
fondamentale question : d’où et comment vient la
connaissance ?
C’est en ce domaine que nous
analyserons deux positions philosophiques adverses – le réalisme
et le scepticisme –, en prenant prétexte de l’ouvrage Les
Académiques de Cicéron qui retrace la doctrine de l’Académie
et son évolution au gré des disputes avec les Stoïciens notamment.
Les Académiques
Avant de se consacrer pleinement à la philosophie, Cicéron fut d’abord un homme politique romain d’une réelle importance. Ses ouvrages se situent dans le premier siècle avant Jésus-Christ, époque où la philosophie – apanage de la Grèce – commence à imprégner sérieusement la vie romaine, et conséquemment à se romaniser elle-même. Sans toutefois faire profession2 de philosophie, Cicéron se rattache clairement à l’Académie, dont Platon fut le fondateur. Mais déjà les complications apparaissent, car l’on conçoit deux périodes plus ou moins distinctes qu’on appellent Ancienne puis Nouvelle Académie. Reste que les Scolarques3 de la Nouvelle Académie se revendiquent tous à divers degrés de l’Ancienne. C’est pourtant dans cette seconde phase que s’affirme clairement la position sceptique de l’Académie, supposément présente et majoritaire dans la tradition philosophique. Et leurs grands adversaires sur cette question sont les Stoïciens – qu’ils aiment appeler dogmatiques – dont l’école est le Portique.
Arcésilas, Scolarque
de l’Académie et à partir duquel on discerne la Nouvelle de
l’Ancienne, érige en principe fondamental le fait qu’il n’y a
rien de sûr que l’on puisse savoir. Celui-ci n’accordait même
pas à Socrate la fameuse connaissance de sa propre ignorance. Par
conséquent, le Sage pour lui doit constamment suspendre son
assentiment, ce afin de ne tomber dans l’erreur. Cependant, au fil
du temps et face aux rudes arguments des Stoïciens, la doctrine de
l’Académie périclite, elle perd de son intransigeance, et fini
par reconnaître l’existence d’une vérité4,
que l’on ne pourrait toutefois saisir.
Viens Antiochus
d’Ascalon, le syncrétique et dernier Scolarque de l’Académie,
et qui se concilie plutôt bien les vues stoïciennes, arguant que la
doctrine du Portique diffère par la forme plus que par le fond
d’avec l’Académie5.
La thèse d’Antiochus, que combattra l’auteur, est le point
d’articulation des Académiques.
Cicéron s’exprime par l’intermédiaire de dialogues fictifs entretenus par ses personnages, réels6, dont il se sert comme interlocuteurs. Ainsi, après une esquisse du scepticisme académicien – qui commence par une chronologie permettant de le situer dans la tradition philosophique –, le personnage de Lucullus intervient pour mener une réfutation en règle, ce avec comme renfort les principaux arguments stoïciens. Le discours est sensé, engageant, et ne dénote aucune mauvaise foi chez l’auteur qui ne nous présente pas un artifice d’opposition. C’est ensuite que Cicéron, dans son propre personnage, vient répondre aux objections de son contradicteur et, selon lui, confirmer la position sceptique.
Une précision
capitale est finalement établie par Cicéron afin de contrer
Lucullus : celle de la notion de probable, introduite par
Carnéade7.
Du précepte annonçant qu’aucune certitude ne peut être atteinte,
il en ressortait que le Sage ne pouvait assentir à rien, qu’il
suspendait son assentiment en toute occasion, ne voulant se tromper.
Ne pouvant dès lors prendre une décision, comment l’action serait
envisageable ? C’était la critique stoïcienne. En
introduisant une conception probabiliste, Carnéade résolvait le
problème. Le Sage n’assentissait pas avec certitude, mais pouvait
choisir telle opinion, la considérant probable tout en sachant qu’il
ne peut en être sûr, préservant ainsi sa doctrine.
La position chrétienne
Maintenant, il s’agit de se poser la véritable question, la seule digne de notre intérêt : que nous indique la doctrine du Christianisme ? Entre réalisme et scepticisme, deux systèmes inconciliables, quel est le juste choix ?
La clef de notre discours sur le
fondement de la connaissance – et c’est la même pour Les
Académiques – c’est celle des sens. Selon l’adage
connu, rien que je ne sache qui n’ait d’abord passé par mes
sens. Quelle est alors la ligne de démarcation entre le réalisme et
le scepticisme ? Selon le premier, la représentation que nous
transmet les sens est vrai, c’est-à-dire qu’elle décrit
correctement la réalité. Le second soutient le contraire. Voyons ce
qui vient appuyer l’une ou l’autre proposition, et examinons là
où fléchit la balance.
Cicéron nous explique
que les sens sont faussés, et que par le simple exemple de la rame
en apparence brisée dans l’eau, nous devons nous défier de
ceux-ci. Les sens sont loin d’être parfaits argue-t-il, comment
s’ils nous trompent dans une situation ne le pourraient-ils pas
dans une autre ? Comment pourraient-ils être fiables ?
Mais il y a une subtilité à laquelle Cicéron ne prête pas
attention, et qui retourne tout le raisonnement.
La fausseté, l’illusion de la rame
brisée vient-elle vraiment des sens ? ou plutôt est-elle
produite par un phénomène dont les sens se font l’intermédiaire ?
Ainsi, bien loin de nous tromper, ceux-ci nous amènent à la
perception d’une manifestation particulière de la lumière, nous
révélant par le biais d’une apparente incongruité certaines de
ses propriétés. Il ne tient qu’à nous d’être dupe ou non de
l’illusion d’optique. Le bon sens en l’état ne réside point
dans les sens, mais dans l’expérience. Expérience qui, selon son
amplitude, nous donne la capacité d’user correctement de notre
jugement. Un jugement erroné fera plutôt preuve de notre ignorance
que de la fourberie de nos sens. Si la vue de la rame nous exemptait
de son apparence illusoire, alors nos sens passeraient à coté de la
réalité d’un phénomène optique, et seraient pour le coup bien
trompeurs.
Certes, le cas de la rame est par
trop connu, et il doit exister maints exemples où le phénomène
illusoire est totalement méconnu, c’est-à-dire que l’on ne
pourrait facilement percevoir l’illusion. Cela ne change pourtant
rien au fait que la réalité dépasse le connu. De plus, l’évidence
que les sens ont des limites tout autant que l’expérience, cela ne
heurte aucunement la position réaliste. Il est sot de vouloir faire
du philosophe réaliste un homme croyant tout savoir et jugeant sans
cesse péremptoirement des choses. Si les sceptiques mettent la
fausseté dans les sens, c’est jusqu’à preuve du contraire un
postulat injustifié, et au moins d’après ses conséquences
désastreuses, que l’on doit tenir pour injustifiable.
Postulat de même, se
trouve être le précepte agnostique ; car si rien ne peut être
su avec certitude, comment peut-on finalement adopter le principe
même qui le dit. Est-ce vraiment plus heureux de sortir de ce
paradoxe en concédant audit principe une forte probabilité ?
Cicéron le pense, mais il n’est plus là pour nous expliquer en
quoi ne rien savoir est plus probable que de savoir ; cela vaut
mieux pour lui.
L’utilisation faite de cette notion
de probable – supplantant la certitude dont on cherche à se
débarrasser – est quelque peu vicieuse. En effet, pour concevoir
le probable il faut d’abord avoir connu la certitude ; puisque
pour décider notre jugement, la meilleure probabilité sera ce qui a
le plus de chance d’être certain, ce qui se rapproche donc le plus
de la certitude. L’on ne peut admettre que cette idée de la
certitude soit innée et qu’elle n’ait aucune sorte d’application
directe. L’homme aura donc une panoplie de jugements dont il est
sûr, et sur lesquels il s’appuiera : soit pour atteindre une
nouvelle certitude, soit pour considérer sous l’angle de la
probabilité de nombreux autres objets. C’est ainsi que la science
se déploie. Le probable se déduit donc de la certitude, c’est
parce que l’on est certain d’une chose, que l’on peut dire
d’une autre qu’elle est probable ou non. On nous demandera
comment l’homme peut-il apprendre a être certain. Nous répondrons
par les sens, eux-mêmes qui lui font apercevoir une cohérence et un
ordre dans le monde, ou qui lui font sentir sa propre existence.
♣
Si de nos jours le
scepticisme antique n’est plus vraiment professé, l’idéalisme
moderne en est le rejeton. Pour celui-ci, la vérité est possible
dans le cadre de la représentation, c’est-à-dire qu’en place de
la confiance accordée au sens, s’établit l’unique assurance
dans les constructions intellectuelles. Certains pensent alors que la
réalité – c’est-à-dire le fondement à partir duquel tout
édifice est possible – ne se trouve non pas hors l’homme, mais
en lui. La représentation ne serait plus le reflet d’une réalité
extérieure, puisque les sens ne peuvent donner aucune indication sur
les objets qui les excitent, mais elle constituerait à elle seule
une réalité intérieure, dont nous serions au final possesseur.
L’idéalisme ne tombe pourtant pas dans l’écueil du
solipsisme8 ;
il affirme que l’on ne peut assurément rien dire de l’objet nous
affectant, sauf en ce qui concerne son existence.
En revanche, on comprend aisément
qu’en admettant ce repli épistémologique sur soi-même, l’on
participe de l’individualisme. Terrible erreur ! qui porte
fatalement sur le domaine de la Morale et de la Physique. En Morale,
elle empêche de saisir les sentiments humains. L’affection
qu’éprouve pour nous un être cher ne sera véritablement
déchiffrée que dans l’effet qu’elle nous procure. Mais les sens
décrivant tel sentiment pourrait bien nous représenter autre chose
que ce qui est, c’est-à-dire que ce qui est ressenti par autrui.
Voilà une des conséquences de cette position philosophique.
Au final, pour le
Chrétien la question ne se pose guère. Contemplant la Création et
adorant son Créateur, il sait que le Bon Dieu n’a pu imposer à
l’homme des sens trompeurs et de ce fait une représentation
biaisée. Le réalisme épistémologique est intrinsèque au
Christianisme, et s’étend en fait à la simplicité. Moins l’on
en parle, plus il semble évident. Si sa tradition remonte au moins
jusqu’à Aristote, c’est à partir de Saint Thomas d’Aquin et
du réalisme qu’on appelle thomiste, que s’assure complètement
la position philosophique de l’Église. Inutile ici de signaler
toute une kyrielle de noms faisant autorité, puisque cette position
fut si commune et naturelle, qu’elle s’affirme comme le fondement
des sciences et des sociétés.
Qui irait mettre en doute les sens,
et verser dans une vaine complexité, sans pour autant avoir la
moindre preuve de ce qu’il avance ? Ce qui fini d’accabler
le philosophe non-réaliste, c’est qu’il ne devient ce qu’il
est que par reniement d’un réalisme au moins inconscient. Ainsi,
il tiendra pour faux sa pensée et ses connaissances précédentes,
sachant pourtant que son présent jugement ne peut
qu’irrémédiablement s’appuyer sur celles-ci – seules les
connaissances acquises par son réalisme peuvent décider de son
changement de doctrine. Pour échapper à cette contradiction, il
aurait fallu rendre possible l’inertie de la pensée.
Si au lieu que l’ordre
de l’univers s’imprime en l’homme, l’ordre que nous nous
représentons est indépendant de la nature de l’univers ;
alors d’où vient que nous concevons l’ordre ? En refusant
toute transcendance à l’homme, tout principe extérieur venant à
le former, l’idéalisme prétend expliquer celui-ci en en faisant
une sorte de monade ; logiquement, c’est admettre que l’homme
ne dépend que de lui-même, que tout son besoin est en son propre,
qu’il assure seul sa subsistance. Péché d’orgueil ! Péché
insondable, qui de l’enfer fit la demeure de Lucifer ! Et dont
les conséquences funestes, toujours actuelles, se font sentir à
travers ce qui reste de société. Ou en un mot : Je suis mon
Dieu.
Voilà peut-être que nous touchons
en plein la cause de cette posture, disons plutôt, imposture
philosophique : Le refus de Dieu. Car en ayant pour principe que
nul ne peut appréhender la réalité, il est facile de nier l’ordre
réel de l’univers, et donc par là même l’intelligence suprême
et ordonnatrice, cause de celui-ci. Cicéron l’avoue faiblement :
« Oui ! il (Straton, philosophe de la nature qui se passe
d’une origine divine pour expliquer l’univers) délivre Dieu d’un
grand travail, et moi d’une grande crainte ! Qui, en effet,
pourrait croire qu’un Dieu s’occupe de lui, sans trembler
d’effroi jour et nuit à l’idée du divin pouvoir et sans
redouter, s’il lui arrive un malheur – mais à qui n’en
arrive-t-il pas ! –, de l’avoir mérité ? » Que
retient-on, en effet, si ce n’est qu’il est plus facile, qu’il
est lâche en vérité, de n’avoir à penser ni à son jugement, ni
au compte à rendre de tous nos actes et pensées.
Pour conclure, il nous
est désormais bien évident qu’entre réalisme et scepticisme
épistémologiques, il existe une rupture totale. Or l’on comprend
aisément que c’est sur la doctrine de la connaissance, que se
fondent les diverses autres doctrines qui composent le reste de la
philosophie. Ainsi, c’est la même bataille qui s’engendre sur le
terrain de la philosophie politique, et qui fera sûrement l’objet
de prochains articles de notre part. Mais si l’on cherche
définitivement un terme à cette querelle, c’est avec comme fer de
lance le domaine épistémologique, source des autres, qu’il faut
procéder.
Pour la Vérité !
Lars
Sempiter.
1. Le
mot épistémologie se compose du Grec epistếmê
traduit par le terme de science dans son sens le plus
général, et de lόgos
signifiant discours.
2. En
ce temps, philosophe était un métier. Ceux-ci, s’établissant au
préalable dans une école, enseignaient surtout et défendaient,
consolidaient la doctrine à laquelle ils étaient associés.
3. Chef
et détenteur d’une école philosophique, censé défendre et
préserver la doctrine reçue des anciens maîtres de l’école.
5. C’est
de l’Académie que sortirent Aristote et Zénon, respectivement
fondateurs du Lycée (les Péripatéticiens) et du Portique (les
Stoïciens).
6. À
la manière de Platon, Cicéron utilise des personnalités romaines
bien réelles, dont lui-même – et peut-être aussi quelques
situations – avec lesquelles il noue ses dialogues, faisant dire
ce qu’il veut à chacun.
8. Le
solipsisme est la forme la plus extrême de scepticisme, et qui va
jusqu’à nier toute existence hors de nous-même.
Deux remarques:1 Selon Etienne Gilson,philosophe thomiste,la metahysique ou philosophie première commence avec Parménide et le premier vers de son célèbre Poème:"Insensé est celui qui dit que le non-être est"-voir son bref ouvrage chez Vrin:"de quelques constantes de la philosophie de l'être" (ou à peu près ) et donc avant Platon.
RépondreSupprimer2 Dans la bagarre, vous oubliez l'idéalisme dont le fondateur est Platon comme vous oubliez le Lycée d'Aristote qui se retourne contre son maître.Mais j'ai lu ailleurs que vous vous y référiez abondamment et à juste titre.
Pour la présentation de votre sire,chapeau!Comment avez-vous donc pu faire?Amicalement!